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Spider mind


Présenté au dernier festival de Cannes, Spider, dernier opus en date de David Cronenberg, rompt avec son œuvre antérieure tant au niveau du fond que de la forme. Au menu du film, une plongée dans l’esprit d’un schizophrène. Le résultat est une expérience… plutôt glaçante.

Solitaire, hagard, crasseux, le regard constamment fuyant, les gestes fiévreux, une demi-douzaine d’épaisseurs de vêtements sur lui, grognant ou grommelant sans cesse des mots difficilement compréhensibles, Mr Cleg, alias Spider, fait à la fois peur et pitié. Après plusieurs décennies passées dans un asile psychiatrique, il rejoint un foyer de réinsertion situé dans l’East End londonien. Le décor de ce quartier populaire semble avoir si peu changé depuis la révolution industrielle que ce sont les rares éléments modernes (un gazomètre, un banc, une bouteille de ketchup) qui y semblent des anachronismes. Hasard, coïncidence, machination ou karma catastrophique, c’est justement dans ce quartier que le petit Spider, douze ans, a vécu l’expérience qui l’a traumatisé à vie. Spider entreprend alors de débrouiller les fils de son passé, persuadé qu’il est que son père, Bill, a tué sa mère, pour la remplacer par une très vulgaire prostituée. Seulement voilà : au fur et à mesure que défilent les souvenirs, la mémoire du bonhomme apparaît comme de moins en moins fiable. Il revoit, notamment, ou plutôt revit, des scènes auxquelles il n’a pas pu assister. Or, toute son histoire repose sur ses scènes. Et, lentement, inexorablement, Spider s’achemine vers une réalité peut-être bien plus terrible que celle à laquelle il a toujours cru…

Tenu comme l’un des favoris du dernier festival de Cannes, le nouveau film de David Cronenberg n’a pourtant pas été primé. Evidemment, il a de nouveau été question de la rivalité de Cronenberg avec " l’autre " David, Lynch, président du jury cette année, rivalité déjà invoquée en 1999 lorsqu’Une histoire vraie de Lynch n’avait pas été primé alors que le jury était présidé par… David Cronenberg. Au-delà de la valeur, contestable, de l’anecdote, ce rapprochement entre les deux cinéastes peut par contre avoir valeur de symbole dans le cas de Spider, le film pouvant en effet être vu comme le plus " lynchien " du réalisateur canadien. Certes, les pouvoirs et les méandres de l’esprit humain ne sont pas une thématique totalement étrangère à l’œuvre de Cronenberg, mais on le connaît surtout comme un cinéaste de l’organique, du corps et de ses mutations (La mouche, Crash…). Avec Spider, le cinéaste ne nous propose rien de moins que d’adopter le point de vue, de plonger directement dans l’esprit d’un psychopathe schizophrène – projet déjà entrepris par Lynch avec le très obscur Lost highway. Le spectateur est invité à naviguer à travers les différentes " couches " de réalité, comme il le faisait déjà dans eXistenZ, mais sans avoir cette fois le réconfort que cette navigation soit motivée par une histoire de réalité(s) virtuelle(s). En comparant les films, on s’aperçoit que cet élément offrait paradoxalement à ce dernier une assise scénaristique " rationnelle ", quand Spider, lui, propose le grand saut sans filet.

La représentation de l’" organique ", quant à elle, qui pour autant que cette distinction ait un sens avait jadis accompagné même les films les plus " psychologiques " de Cronenberg (Le festin nu par exemple), est cette fois évacuée quasi entièrement. À une exception près, qui rétrospectivement prend du coup une importance toute particulière : il n’est pas, en effet, interdit de penser que c’est l’exhibition de sa poitrine par une prostituée à l’intention de l’enfant qui cause le premier basculement de Spider dans la folie (morale intéressante dans le climat actuel !). En effet, on s’aperçoit a posteriori que c’est la seule vraie rencontre de Spider avec ce personnage, qu’il identifiera par la suite à sa mère. Et une autre prostituée ne déclare-t-elle pas en riant : " Tu as dû traumatiser ce petit " ? De même, pour la première fois dans la filmographie de Cronenberg en plus de trente ans de carrière, Spider est entièrement dénué de tout effet spécial. Ce choix de mise en scène " naturaliste " accentue encore le caractère réaliste de la vision proposée, au moment même où la notion de réalité se révèle fluctuante. L’autre conséquence de ce choix est qu’il risque fort de dérouter les fans de Cronenberg, tant Spider rompt aussi avec ses films précédents du point de vue strictement formel – rythme lent, décors dépouillés, rigueur et composition picturale des cadrages. Mais ils ne seront sûrement pas les seuls désorientés, car le film se révèle une expérience glaçante, instillant un profond sentiment de malaise, qui ne plaira sans doute pas à tous.

Le jeu minimaliste de Ralph Fiennes (Spider) est une véritable performance d’acteur, qui n’est pas pour rien dans l’impression d’inquiétante étrangeté qui se dégage du film. Face à lui, Gabriel Byrne, dans le rôle du père, joue tout en nuances, selon le point de vue que le cinéaste privilégie dans chaque scène. Mais celle dont l’importance et la qualité de jeu peut vraiment contrebalancer Fiennes, c’est Miranda Richardson, qui incarne à la fois la mère, la prostituée, et la logeuse de Spider, trois rôles très différents tant du point de vue de la psychologie que de l’apparence physique. Comme si Cronenberg faisait se rejoindre en elle ses deux pôles d’attraction… en définitive indissociables dans son œuvre ?