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Et moi, et moi, et moi…



 

Hommes au bord du vocabulaire


 
Pedro Almodovar repasse les Pyrénées avec Parle avec elle, petit chef-d’œuvre désespéré et lumineux à la fois, portrait d’êtres humains confrontant leurs solitudes pour le pire et parfois le meilleur. Une des bonnes surprises du film : la sobriété adoptée par le cinéaste.

Marco, auteur de guides touristiques, aime Lydia, toréador. Un jour, c’est l’accident en pleine arène : Lydia sombre dans un coma sans retour. À l’hôpital, Marco fait la connaissance de Benigno, un infirmier dévoué à la garde d’une seule et unique patiente, Alicia, une jeune danseuse elle aussi dans le coma. Contrairement à Marco, qui se sent désormais incapable de communiquer avec Lydia, Benigno parle sans cesse à Alicia, lui décrivant aussi bien le temps qu’il fait que les films qu’il va voir. Marco finit par se rendre compte que Benigno entretient envers sa patiente des sentiments qui débordent très largement du strict cadre médical. Un jour, il apprend l’arrestation de Benigno : le personnel médical de la clinique a découvert qu’Alica, bien que toujours inconsciente, est tombée enceinte…

On connaît le goût d’Almodovar pour le baroque et le mélo. Quand le mélange est plutôt réussi ça donne Talons aiguilles, film culte – mais déjà un peu pesant quand même par moments –, et quand la magie n’opère plus, ça donne Tout sur ma mère et là ça devient carrément lourd. Reste que, le public suivant malgré tout, le cinéaste n’avait aucune nécessité de changer de registre. Il le fait pourtant, en abordant quelque chose qu’il n’avait jamais pratiqué en plus de vingt ans de carrière : la sobriété. Et là c’est une vraie bonne idée.

Bien sûr, considérée froidement (et, peut-être, avec une certaine dose de mauvaise foi moralisatrice), l’histoire du film, bâtie à partir de faits divers piochés dans les journaux, n’est jamais que celle, assez sordide, d’un simple d’esprit qui perd sa virginité à trente ans passés en violant une comateuse. Comme quoi l’ex-enfant terrible de la movida madrilène qu’est Pedro Almodovar n’a pas renoncé à mettre son grain de sel là où ça dérange. Mais c’est compter sans la tendresse communicative du réalisateur envers ses personnages, ainsi que sur son refus, cette fois, du sentimentalisme et du lacrymal comme du grand guignol et des crises d’hystérie. Et c’est avec une sorte de sérénité, d’autant plus poignante, sans pourtant être (ni se vouloir) jamais désespérante, qu’Almodovar nous entraîne à travers son ballet mélancolique où il est question de la vie, de la tauromachie, de l’art qui permet de transcender la condition humaine, de la communication et des conséquences de son absence, de la ronde des amours qui survit à la mort, et du cerveau des femmes qui " est un mystère… et encore plus dans cet état-là. "

Dans Parle avec elle, Almodovar multiplie les mises en abîmes. Le film s’ouvre sur un spectacle de la chorégraphe allemande Pina Bausch, Café Müller. Il se fermera également sur une représentation de danse. Entre les deux, Benigno assiste à un court-métrage muet, en noir et blanc, surréaliste et magnifique, dans lequel un savant qu’un accident de laboratoire a fait rétrécir jusqu’à une taille minuscule finit par parcourir avec jubilation le corps de la femme qu’il aime (Paz Vega, la jolie étoile montante de la jeune génération espagnole que la France a pu découvrir la semaine dernière dans Lucia y el sexo). La danse, le cinéma muet, ou encore les photographies de Marco – autant de " médias " d’où la parole est exclue mais pas la communication, au contraire. On pourrait même dire qu’au fond, c’est toujours la même histoire, aussi éternelle que l’homme et que sa solitude, qui est représentée à chaque fois. Tout ça pour en arriver à un échange de regards, se croisant au-dessus d’un siège vide, sublime scène finale où tout ce qui s’apprête à s’écrire est déjà dit sans un mot (et en ayant évité au passage le démonstratif indigeste). Toutes les formes d’expression sont bonnes du moment qu’elles sont ouvertes sur les autres, nous ouvrent sur les autres. Après le décès de Lydia, Marco ne trouve rien de mieux que de partir en reportage au Moyen Orient, région du monde où, hélas, l’incommunicabilité n’est souvent plus un problème individuel ni même social mais a notoirement été élevée au rang de système politique aux sanglantes conséquences. De retour en Espagne, c’est dans l’isolation d’une prison, et à travers un parloir, qu’il retrouve Benigno, avec tous les inconvénients que cela suppose ; de plus, il est contraint de lui cacher qu’Alicia est sortie du coma. Dans Parle avec elle, l’absence de communication conduit immanquablement à la mort…

Signalons enfin que Pedro Almodovar s’est entouré de nouvelles têtes, comme Javier Camara, formidable interprète de Benigno, et Leonor Watling, qui confère à Alicia la douce présence d’un personnage difficilement oubliable. Dario Grandinetti donne à Marco son relief de faux macho méditerranéen bien plus émotif qu’il ne veut le faire croire. Enfin, Geraldine Chaplin, en professeur de danse, apporte la touche de sensibilité et de délicatesse qui permet définitivement à la combinaison de l’interprétation, du scénario et de la réalisation de faire de Parle avec elle un petit chef-d’œuvre.