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Rendez-vous obligé sur Mulholland drive


" Trouver l’amour en enfer est peut-être le thème récurrent de tous mes films. " avouait jadis David Lynch. Une assertion que Mulholland drive, son dernier et peut-être meilleur opus, vérifie on ne peut mieux. L’enfer, ici, a nom Hollywood. Le réalisateur d’Elephant man et Sailor et Lula nous offre une plongée fascinante et sensuelle dans les arcanes de la Cité des Anges et des illusions (perdues).

Mulholland drive est le nom de cette route qui serpente au-dessus de Los Angeles, surplombant Hollywood et Beverly Hills. Sur les côtés, cachées au profane par la végétation, les maisons de quelques-unes des plus grandes stars du cinéma américain. C’est aussi une route où les morts violentes et les actes de gangstérisme font régulièrement les gros titres. Bref, un véritable mythe. Et lorsqu’un mythe en rencontre un autre, David Lynch himself en l’occurrence – qui en "seulement" neuf films, d’ailleurs presque tous cultes, a marqué le cinéma underground et mondial de son style et de sa présence – le résultat doit justifier des espérances qui sont mises en lui. Quand on sait que chez Lynch, le village le plus paisible en apparence peut cacher des abîmes de perversités de toutes sortes (revoir Blue velvet ou Twin Peaks), on frémit à la seule pensée de ce qu’une ville comme Los Angeles peut lui inspirer.

Mulholland drive : c’est là qu’une jeune femme brune échappe simultanément à un meurtre et à un accident de voiture. Seule rescapée, elle erre, amnésique – mais avec un portefeuille très bien rempli – jusqu’à un appartement, apparemment vide, de Sunset Boulevard où elle se réfugie. C’est en fait là que loge Betty, blondinette peut-être un rien naïve, fraîchement débarquée de l’Ontario avec des rêves de célébrité plein la tête. Ensemble, les deux femmes vont partir à la recherche de l’identité de la première, " Rita " (pseudonyme choisi en hommage à l’héroïne de Gilda), cependant que leur amitié se transforme peu en peu en passion amoureuse et charnelle. Parallèlement, diverses saynètes, de prime abord sans rapport entre elles, nous promènent à travers un Hollywood halluciné et hallucinant, sous la totale emprise de la mafia...

Bref David Lynch nous promène dans les bois pendant que les loups y sont, flirtant parfois avec le fantastique, bifurquant soudain vers le comique le plus délirant (la scène de l’exécution du scénariste), retrouvant ensuite son ton habituel dans une scène qui pourrait être une caricature de son propre style... Car si Lynch adore Los Angeles, il voue une véritable haine au système hollywoodien, et trouve avec Mulholland drive l’occasion de le montrer : producteurs mafieux, donc (rappelons que Lynch n’est plus produit depuis des années que par des européens), mais aussi réalisateurs narcissiques, starlettes jetables, directrices de casting hypocrites, acteurs sur le retour aux mains baladeuses, tout y passe, tandis que, plus subtilement, Lynch nous gratifie au passage de quelques phrases du genre : " J’aimerai devenir une star ; ou alors, plutôt une grande actrice ; il paraît que certaines personnes arrivent à concilier les deux... " Ce qui ne veut pas dire que Lynch se refuse à user de la mythologie hollywoodienne ; au contraire, il montre qu’il sait en jouer en maître, alignant, au premier ou au second degrés, quelques topoi du genre : limousine roulant dans le noir, créature monstrueuse tapie dans les rues, ou même cow-boy fantomatique.

Il y a, excusez du peu, du Persona de Bergman dans cette exploration de l’inconscient de deux femmes qui se rapprochent jusqu’à s’identifier l’une à l’autre et à vouloir se détruire (ah ! le bon vieux lien freudien entre éros et thanatos…). Avec en plus, la présence d’Hollywood, l’objet de fantasmes par excellence, ici pleinement assumé comme tel par David Lynch. La nuit achève de rendre impossible toute réalité tangible et rationnelle dans cette " usine à rêves " (et à cauchemars) qui a rarement autant mérité son surnom.

Il semblerait qu’avec ses trois derniers films – Lost highway, Une histoire vraie et maintenant Mulholland drive – une nouvelle thématique se fasse jour dans l’œuvre du maître : celle de la route, du chemin et du cheminement, au sens matériel comme allégorique ; pour autant, peut-on considérer Mulholland drive comme un film initiatique ? Il faudrait pour cela que cette route-là mène quelque part ; or (c’est l’un des intérêts du film mais aussi sa limite), on a quelques raisons d’en douter lorsque Lynch abandonne brusquement le linéarité du récit, reprend toute l’histoire en intervertissant les personnages, et achève sur une queue de poisson hystérique. Labyrinthe, impasse où s’achève le rêve américain. Sur le coup, il y a de quoi se sentir frustré !

Et puis non. À première lecture, on a l’impression que Mulholland drive fait appel aux sens plus qu’à la raison – comme le suggèrent la musique " planante ", absolument parfaite, d’Angelo Badalamenti (assez proche de celle qu’il avait déjà signé pour Twin Peaks), ou encore la charge érotique, très forte, dégagée par le duo Laura Elena Harring (Rita) / Naomi Watts (Betty), tour à tour amies, amantes, puis rivales, deux jeunes actrices encore inconnues mais qui ne devraient pas le rester longtemps. En fait, le film est une énigme qui nous poursuit longtemps après le générique ; quant à l’intrigue même du film, Lynch laisse au spectateur le soin d’en débrouiller les fils tout seul, à la sortie de la salle. Car, même si on apprécie, et il y a de quoi, de se laisser hypnotiser, prendre – au sens fort – par le rythme du film et la beauté des images, même si ce film est l’un des meilleurs du réalisateur, c’est encore une fois sorti que, trop déconcertant peut-être à première lecture, on le comprend et on l’apprécie le mieux. Et qu’on se prend à rêver d’une deuxième séance.