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La stratégie du guêpier


Changement de registre pour Antoine de Caunes : loin de l’univers des Morsures de l’aube, l’ancien trublion se penche cette fois avec sérieux et maestria sur les derniers jours d’un nommé… Napoléon Bonaparte. Plutôt qu’une superproduction de plus sur un sujet déjà abondamment traité, Monsieur N. se distingue par un scénario malin et des acteurs parfaits.

C’est à Sainte-Hélène, une île perdue en plein milieu de l’Atlantique Sud, entre l’Afrique et l’Amérique, que les Anglais retiennent Napoléon. Une très forte garnison est chargée de la garde de celui qui, pour n’être plus officiellement reconnu que comme un simple général, reste le prisonnier politique le plus dangereux de son temps. Un prisonnier qui s’avère être un véritable cauchemar pour Hudson Lowe, le gouverneur de l’île. Après six ans de détention, l’Empereur succombe à un ulcère le 5 mai 1821. Vingt ans plus tard, on rouvre son tombeau pour ramener, en grande pompe, le corps à Paris.

" L’Histoire est un mensonge que personne ne conteste. " Dixit l’intéressé lui-même – au passage dialoguiste passablement brillant. Sauf que le scénariste de Monsieur N., René Manzor, a décidé de contester, ou plutôt, de se glisser dans l’Histoire (et ses failles) pour en imaginer une autre version. En effet, lors de l’enterrement aux Invalides, un officier anglais, Basil Heathcote, jadis chargé de la surveillance rapprochée de l’Empereur, aperçoit Betsie Balcombe, qu’il a connu à Sainte-Hélène alors qu’elle était une jeune femme, très amoureuse de Bonaparte. En cherchant à la retrouver, Heathcote reprend contact avec les protagonistes des faits – de Bertrand, le fidèle maréchal, à Hudson Lowe – mais collecte au passage des informations qui lui laissent à penser que la version officielle ne dit peut-être pas tout. Comment un homme qui a tenu le monde entre ses mains peut-il accepter de n’être plus rien ? Napoléon sait sa mort proche ; mais il y a un monde entre mourir libre (et, pourquoi pas, anonyme), ou terminer ses jours prisonnier, empoisonné par des geôliers à qui sa détention coûtent une fortune ou par une maîtresse au moins aussi soucieuse d’être couchée sur son testament que dans son lit…

Napoléon est déjà, à ce jour, le héros de plus de cent trente films : c’est ce qu’on appelle une filmographie chargée. Monsieur N. se distingue du lot par le choix d’une optique inédite ; il ne s’agit pas d’un film historique, ni d’ailleurs d’un film à thèse, mais bien plutôt d’un jeu avec l’Histoire. Et au jeu délicieux du " Et si… " (en terme technique, de l’uchronie), le scénario s’avère brillant. Où s’arrête la reconstitution fidèle, où commence la fiction ? Sur un mode plus ludique, Monsieur N. est un peu à l’histoire napoléonienne ce que La dernière tentation du Christ est aux évangiles. Les puristes pourront ne pas apprécier, les autres seront ravis. " Il n’y a qu’une seule bataille qui compte : c’est la dernière. " Il ne s’agit pas forcément de Waterloo. Et le spectateur d’être invité à décrypter, détail après détail, la dernière stratégie d’un maître du genre. Comment se concrétisera le plan ? Et réussira-t-il ?

Ce qui tombe plutôt bien, c’est que la mise en scène est aussi convaincante que le scénario. Pourtant, le choix de mettre Antoine de Caunes derrière la caméra n’était pas évident : Monsieur N. est très éloigné de l’univers branchouille de son autre film, les Morsures de l’aube, d’ailleurs accueilli avec aussi peu d’enthousiasme par la critique que par le public. Surprise (?), l’ancien trublion de Canal + réussit haut la main là où d’autres superproductions récentes comme Le pacte des loups ou Blanche ont été autant de déceptions. Tout au plus cette fois pourra-t-on lui reprocher un ou deux effets trop appuyés : c’est un défaut mineur, et c’est peu en deux heures de film, surtout en regard de la valeur du reste, qui nous transporte des premières images (l’ouverture nocturne de la tombe à Sainte-Hélène) aux dernières (Heathcote marchant à travers une plantation de Louisiane) avec maestria – le tout porté par la lancinante beauté de la musique signée Stephan Eicher, encore un choix surprenant, encore une réussite.

Ne restait plus que la question du casting. Il est impérial – c’était le moins qu’on pouvait en demander –, comme d’ailleurs Philippe Torreton, dont le jeu un rien théâtral fait merveille dans le rôle-titre. Face à lui, Richard E. Grant est un Hudson Lowe réussi (la scène où Heathcote le retrouve, au bord de la folie, devenu un paria dans son propre pays, est d’ailleurs l’une des plus marquantes du film). La sensible Siobhán Hewlett est quant à elle une révélation dans le rôle de Betsie, rare personnage sincère dans une galerie où peu peuvent en dire autant. En tout cas pas le maréchal de Montholon ni sa femme Albine, également maîtresse de l’Empereur – et respectivement interprétés par Stéphane Freiss et Elsa Zylberstein. En incarnant le maréchal Bertrand, Roschdy Zem donne à son personnage une stature telle qu’elle déborde largement du rôle, en fait réduit, que lui consacrait le scénario. Eternel compagnon de Torreton depuis la Comédie Française, Bruno Putzulu endosse l’habit de Cipriani. Quant au jeune Jay Rodan, il incarne le seul personnage entièrement fictif du film, Basil, et lui aussi avec talent.

Intelligent, bien écrit, bien réalisé, parfaitement interprété, Monsieur N. est donc une réussite et sans doute le film français de ce début d’année : puisse-t-il, comme son héros, conquérir le monde !