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Making – off
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2001 : Terry Gilliam entame le tournage de L’homme
qui tua Don Quichotte. En quelques jours, le projet va tourner au cauchemar
et avorter abominablement. Seul sortira sur les écrans Lost in
la Mancha, film signé Louis Pepe et Keith Fulton, au départ
prévu pour être un simple making of, devenu par la
force des choses un documentaire exclusif sur les coulisses d’un rêve
qui s’écroule.
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Popularisé auprès du grand public par le boum du DVD, média dans lequel il s’est imposé comme un bonus quasi-obligatoire, le making of (documentaire sur le tournage d’un film) échappe rarement, de nos jours, au piège de l’auto-congratulation béate. En fait de reportage nous permettant de pénétrer dans l’intimité d’un tournage, l’adepte du DVD croisera plus souvent sur sa route des bobines d’interviews, parfois soit-disant prises sur le vif, des acteurs disant que le réalisateur est absolument géniaaaal – même si c’est le premier tâcheron d’Hollywood venu –, du réalisateur vantant les mérites de ses acteurs qui ont su apporter tellement à leur rôle – même s’ils assurent le minimum syndical pour régler la note de leur plombier –, voire du producteur assurant qu’il est particulièrement gratifiant pour lui de collaborer avec une équipe qui apporte tellement d’originalité au projet même s’il s’agit d’une série B à peu près semblable à une demi-douzaine d’autres déjà réalisées auparavant et à une quinzaine d’autres en préparation. Dans ce panorama quelquefois carrément désolant, certains making of ont pourtant réussi à se détacher du lot et sont presque devenus des œuvres à part entière, comme Heart of Darkness, réalisé par la femme de Francis Ford Coppola sur le tournage d’Apocalypse now, ou AK, de Chris Marker, filmé sur le tournage de Ran d’Akira Kurosawa. À leur tour Louis Pepe et Keith Fulton pourraient bien rentrer dans l’Histoire. Hélas, ce sera comme les auteurs du premier making of d’un film… jamais tourné.
Le projet d’adaptation du Don Quichotte de Cervantès obsède Terry Gilliam depuis dix ans lorsqu’il parvient enfin à trouver auprès de financiers européens, René Cleitman notamment, un budget à peu près suffisant pour concrétiser ses visions. La loi de Murphy va malheureusement fonctionner à plein. « Organisation » problématique de la pré-production, studios à la sonorisation cataclysmique, absence des comédiens aux répétitions, orage dévastant le plateau de tournage et emportant le matériel, et même passage de F-16 de l’OTAN faisant leurs exercices pendant les prises, tout va advenir en une semaine pour se conclure par une double-hernie discale de l’acteur principal l’empêchant de remonter à cheval – ce qui est plutôt gênant pour incarner Don Quichotte. Après cinq jours de tournage en tout et pour tout, la production mettra la clé sous la porte et l’assurance emportera le scénario en guise de remboursement.
Lost in la Mancha est un film d’horreur. Il rappelle à quel point le septième art est sans doute le plus dépendant de circonstances extérieures. Là où un écrivain, un peintre, un musicien peuvent théoriquement composer leur œuvre en toute indépendance (à charge ensuite de trouver des gens pour l’éditer, l’exposer, l’interpréter), le cinéaste doit trouver des financements, gérer toute une équipe, diriger des acteurs, des techniciens, etc., plus, s’il sort de son studio, tous les imprévus possibles et imaginables, voire inimaginables, climatiques et autres, inhérents à un tournage en extérieur – entreprise au terme, et seulement au terme de laquelle l’œuvre sera achevée.
Et l’œuvre était sacrément alléchante. Les storyboards, les trop rares scènes tournées sont particulièrement prometteuses. Devant la caméra, Jean Rochefort fait un Don Quichotte idéal : on voit mal qui, actuellement, pourrait à par lui interpréter le rôle de façon crédible. À ses côtés, Johnny Depp (qui avait déjà travaillé avec Gilliam dans Las Vegas Parano) assure une savoureuse prestation. À la réalisation, le réalisateur de Brazil semble la personne idéale pour porter le mythe à l’écran. Problème : l’originalité des œuvres de Gilliam a besoin pour s’exprimer d’un budget nettement supérieur à celui d’un film d’auteur classique, mais cette même originalité lui interdit de trouver des fonds auprès des gros studios hollywoodiens. D’autant que le souvenir des Aventures du Baron de Munchausen, avec son budget doublé en cours de tournage et son bide commercial, traque le réalisateur comme un fantôme depuis 1988 – même si depuis L’armée des douze singes, avec Bruce Willis et Brad Pitt, a connu le succès (public à défaut d’être le film le plus artistiquement réussi de Gilliam).
Devant la caméra de Louis Pepe et Keith Fulton, le réalisateur voit le désastre se répéter et se transforme en nouveau Don Quichotte, désarçonné par « les moulins de la réalité ». Pour la forme, Pepe et Fulton, qui ont déjà signé le making of de L’armée des douze singes, connaissent leur Gilliam par cœur et ne lésinent pas sur des effets de mise en scène surprenants et parfois même réjouissants, qui portent la trace de l’influence du maître. Sur le fond, Lost in la Mancha, à défaut de nous consoler de l’abandon de L’homme qui tua Don Quichotte, est un documentaire passionnant et terrible.