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Et moi, et moi, et moi…


L’automne du patriarche

 
Le déclin de l’empire américain continue ! Avec Les invasions barbares, Denys Arcand remet le couvert et réunit à nouveau ses cinq intellectuels québécois libidineux pour une veillée point trop funèbre. Doublement primé à Cannes, le film, passé à côté de l’or, a récolté la palme du cœur.

« Noël au scanner, Pâques au cimetière » : Rémy se meurt d’un cancer dans un hôpital surpeuplé de Montréal. Louise, son ex-femme, appelle à son chevet Sébastien, leur fils, qui travaille et vit à Londres. Malgré les rapports plutôt mauvais qu’il entretient avec son père, Sébastien fait le déplacement, installe son géniteur dans un meilleur environnement et bat le rappel de ses anciens amis et maîtresses. Pierre s’est rangé auprès d’une jeunette dont il a eu deux enfants. Claude a obtenu un poste à Rome où il a emménagé en compagnie d’un séduisant collègue italien. Diane se fait du souci pour sa fille Nathalie, droguée. Sébastien fait appel à cette dernière pour fournir à Rémy l’héroïne qui soulagerait ses douleurs…

En 1986, le réalisateur québécois Denis Arcand observait son plus grand succès international avec Le déclin de l’empire américain. Cette suite se situe quinze ans plus tard, en 2001, en septembre pour être plus précis : pour la première fois, les barbares viennent de frapper au cœur même de l’empire. Serait-ce le début de la fin ? Le vingtième siècle s’achève, le résultat est peu brillant. Et même si Rémy se charge de rappeler que sans bombe ni chambre à gaz, les conquistadors firent en leur temps plus de victimes que deux guerres mondiales et les goulags soviétiques et chinois réunis, lui et ses amis regardent avec une certaine amertume tous ces noms en « -isme » auxquels ils ont adhérés et dont les conséquences furent nettement moins idylliques que prévues. Pour les personnages aussi l’heure est venue du bilan, de la remise en question. Les jouisseurs grandes gueules à la langue fleurie ont pris de l’âge et des rides. Mais où sont les épicuriens d’antan ? Pas totalement rangés mais enfin peu s’en faut. Rémy s’accroche à la vie mais n’a plus les moyens d’en profiter comme avant (adieu sexe, vin, truffes fraîches), plombé autant par son cancer que par les regrets de ne s’être pas donné les moyens de ses ambitions. Au passage, le réalisateur pointe du doigt l’incapacité de sa société à gérer une jeunesse à la dérive – ne parlons pas de la comprendre –, ou les dysfonctionnements du système hospitalier canadien. Quant à la mondialisation, n’aurait-elle au moins autant tendance à éloigner les êtres (Claude à Rome, Sébastien à Londres, sa sœur quelque part au large de l’Australie…) qu’à les rapprocher comme nous le vante les publicités pour Internet ?

Oui, le tableau est sombre, mais pour autant le film ne se limite pas à ça, loin s’en faut. Denis Arcand avoue avoir planché plusieurs fois sur la même thématique, mais n’avoir abouti à chaque fois qu’à des scénarios « lugubres et déprimants »… jusqu’au moment où il songea à ressortir du placard les personnages du Déclin de l’empire américain. Tous disponibles et volontaires, le sextuor du premier volet reprend donc du service : Rémy Girard (Rémy), Pierre Curzi (Pierre), Yves Jacques (Claude) pour les hommes, Louise Portal (Diane), Dorothée Berryman (Louise) et Dominique Michel pour ces dames, entourés de nouvelles têtes toutes plus épatantes les unes que les autres : Marie-Josée Croze (Nathalie), qui a reçu un prix d’interprétation à Cannes pour son interprétation de jeune paumée fragile et forte à la fois, Marina Hands (Gaëlle), et Stéphane Rousseau (Sébastien), qui commence ici sa carrière devant la caméra, en jeune capitaliste se débattant dans ses relations familiales. Le 11 septembre, prétexte au titre, n’est précisément qu’un prétexte : pour Rémy, l’ancien prof de fac, « socialiste voluptueux », « le prince des barbares » c’est son fils, capitaliste, puritain, expert en jeux vidéos mais qui n’a jamais ouvert un bouquin de sa vie. Sébastien acceptera-t-il le double héritage paternel – culturel et libertin ? En d’autres termes, une fois mariée avec sa fiancée « parfaite », reviendra-t-il à Montréal sauter Nathalie, installée dans l’appartement tapissé de livres (Soljenitsyne, Victor Hugo, Primo Levi, Samuel Pepys…) de Rémy ? On peut en douter, mais en tout cas ça ne sera pas passé loin. On notera aussi la présence dans un autre très beau rôle de Johanne Marie Tremblay (sœur Constance), qui avait déjà côtoyé Rémy Girard dans un autre film de Denis Arcand, Jésus de Montréal (1989) et joue ici une religieuse chargée d’accompagner les derniers instants de Rémy, évidemment anticlérical véhément. Le lait de la tendresse humaine se boit entrecoupé de coups de gueule mémorables…

L’émotion est là et bien là dans ce film qui sait se montrer parfois poignant mais évite bien le piège du lugubre, du déprimant, du trop lourdement pathétique. Contrepoint judicieux qui manquait un peu au Déclin…, qui permet aux Invasions barbares d’être moins superficiel que le premier volet en restant toujours aussi agréable. Les répliques sont encore plus savoureuses (la seule scène d’évocation de la mort du président Félix Faure vaudrait déjà à elle seule le prix du ticket d’entrée), la photographie magnifique (le Canada est en cela supérieur aux hommes que c’est en son automne qu’il devient le plus beau). Récompensé pour son scénario, le film aurait pour beaucoup mérité la palme d’or du dernier festival de Cannes. Je ne me permettrais pas d’en juger (de toute façon, personne n’est jamais content des palmarès). Mais l’accueil du public devrait, s’il est à la hauteur du film, largement compenser cette légère vexation.