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Le seigneur des écrans, la communauté des cinéphiles
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Des mois de suspense et de frustration savamment orchestrés, un pari artistique et financier quasi sans précédent, un battage médiatique en conséquence, et un nombre incalculable de fans déjà confirmés ou en devenir prêts à se ruer dans les salles obscures, la sortie de la Communauté de l’Anneau, premier volet de l’adaptation du Seigneur des Anneaux, l’œuvre culte de J.R.R. Tolkien, universitaire anglais transformé en démiurge, ne passe pas vraiment inaperçue. Ç’aurait été dommage. |
Considérant que, premièrement, le dernier volet du Seigneur des anneaux, le livre de J.R.R. Tolkien, a été publié en 1956, et que, deuxièmement, le premier volet du Seigneur des anneaux, le film de Peter Jackson, sort sur nos écrans en décembre 2001, un petit calcul mental s’impose : il aura fallu quarante-cinq ans pour que puisse se réaliser l’adaptation cinématographique fidèle de l’une des œuvres les plus célèbres de la littérature contemporaine. Il faut dire qu’une telle adaptation n’était pas chose aisée : l’œuvre originale compte pas moins d’une vingtaine de personnages principaux, regorge de sous-intrigues diverses, suppose surtout tout un univers complet et cohérent, que Tolkien mit toute sa vie à bâtir, avec ses races, sa géographie, son histoire et ses mythes, ses langues… Transposer ce monde dans le cadre d’un écran, fut-il grand, sans l’affadir ou le simplifier, tout en la gardant accessible aux non-initiés, relevait de la gageure, voire de la mission impossible. Sans parler des hordes de fans du livre de Tolkien (qui compte une centaine de millions de lecteurs à travers la planète, dans le monde anglo-saxon c’est le livre le plus vendu après la Bible), prêt à crucifier les audacieux adaptateurs s’ils s’écartaient trop du "droit chemin" ! Mais réjouissez-vous, fans et profanes, vous en rêviez – ou peut-être ne l’osiez-vous même pas –, Peter Jackson l’a fait, et bien fait.
Petit rappel des faits : Frodon Sacquet est un jeune Hobbit d’une cinquantaine d’années, paisible habitant de Hobbitebourg, chef-lieu de la Comté, tout aussi paisible région de la Terre du Milieu. Pour information, les Hobbits sont des sortes de petits humains en miniature, avec des oreilles pointues, des pieds velus, un goût prononcé pour le calme et la nourriture, et dont la seule contribution envers le reste de la communauté se situe au niveau de l’art de fumer la pipe. C’est pourtant à Frodon que va revenir l’improbable et terrifiant honneur d’être le gardien de l’Anneau Unique, forgé des siècles plus tôt par Sauron, le Seigneur des Ténèbres, pour l’aider à conquérir toute la Terre du Milieu. Son pouvoir maléfique est si grand qu’il corrompt tous ceux qui l’approchent ou, pire, le portent au doigt. L’anneau aurait dû être détruit des siècles plus tôt, lors des guerres contre Sauron, si un humain ne s’était laissé prendre au piège et ne l’avait conservé. Frodon prend la tête de la Communauté, formée par trois amis Hobbits, le vieux magicien Gandalf, deux humains, un elfe et un nain, qui doit détruire l’Anneau. Mais pour ce faire, il faut aller là où l’Anneau a été forgé : dans la Montagne du Destin, au cœur du Mordor, le royaume de Sauron. Comme si cela ne suffisait pas, le chemin est semé d’embûches fantastiques, ils sont traqués par les sbires de Sauron (les Cavaliers Noirs, que l’Anneau attire, puis les effroyables Orques), et ils sont également confrontés à leurs propres dissensions internes, qu’exacerbe encore le pouvoir corrupteur de l’Anneau… Rien que du bonheur en perspective, quoi !
Le livre de Tolkien tenait en trois volumes, Peter Jackson réalise donc trois films, dont La Communauté de l’Anneau est le premier volet, le tout pour un montant-record de près de trois cents millions de dollars – de quoi faire couler Titanic de jalousie, certes, mais à y bien regarder cela ne fait que 90 M$ par épisode, ce qui est finalement peu par rapport à une superproduction hollywoodienne "classique", voire moindre. Le nombre d’effets spéciaux, la profusion des décors naturels, le nombre des acteurs, ne serait-ce, enfin, que la durée de ce premier film (trois heures !), auraient pu coûter beaucoup plus. Mais le néo-zélandais Peter Jackson, qui a commencé en tournant des films gore à petit budget avant d’être révélé par Créatures célestes et Fantômes contre fantômes, montre qu’il sait toujours faire beaucoup pour " pas trop cher " (tout est relatif, quand même).
Donc nous voilà embarqués pour trois heures d’aventures épiques. Une telle durée entraîne presque nécessairement des longueurs, et c’est vrai qu’il y en a parfois dans la Communauté de l’Anneau. Mais, outre qu’elles étaient difficilement évitables, il faut reconnaître en revanche au film une capacité de nous plonger dans son univers telle qu’elle abolie notre propre temporalité pour nous faire entrer dans la sienne. La musique d’Howard Shore, tout aussi à l’aise dans l’ambiance bucolique de Hobbitebourg que dans les accompagnements pléthoriques des scènes de batailles, est pour beaucoup dans la réussite finale. Jackson alterne finement les scènes de tension, d’action ou de terreur, avec des scènes plus calmes, voire comiques ; et si ses combats sont filmés de façon parfois un peu trop frénétiques, il touche parfois au grandiose dès qu’il se permet un panoramique majestueux sur ses héros ou surtout sur ses décors. Mais le monde de Tolkien est sombre, violent, assez désespérant : malgré les apparences, le film n’est pas vraiment pour les plus jeunes…
La grande force de Tolkien est qu’il ne présente pas de superhéros parfaits, tout d’une pièce et sans faille. Tous ses personnages ont leurs faiblesses, leurs doutes, leur côté obscur… Jackson conserve ce caractère : les personnages et leur psychologie ne sont pas, comme c’est trop souvent le cas dans les films hollywoodiens, sacrifiés à l’action et aux effets spécieux : les acteurs ont vraiment un rôle à jouer. Côté casting, c’est le jeune et prometteur Elijah Wood, vingt ans, qui tient le rôle de Frodon et emporte toute l’adhésion du spectateur ; on l’avait notamment remarqué dans Deep impact, il impose ici sa grâce et son regard limpide. Ian McKellen interprète Gandalf, tandis que Viggo Mortensen compose un Aragorn (héritier récalcitrant du trône humain) des plus convaincants. Sean Bean est Boromir, humain au comportement parfois ambigu, mais on retiendra surtout de lui sa prestation dans les dernières minutes du film. Orlando Bloom incarne l’elfe Legolas. Pour des noms plus connus, on se reportera à Ian Holm, qui joue Bilbo, l’oncle de Frodon, ou à Christopher Lee, ex-comte Dracula reconverti en Saroumane, un magicien passé du côté des forces du Mal, et qui sait se montrer véritablement terrifiant dans ses premières scènes, où l’on découvre sa trahison (après il a malheureusement tendance à verser dans une grandiloquence un peu désuète). Hugo Weaving (Priscilla, folle du désert, et l’agent de la Matrix) est une fois de plus méconnaissable dans le rôle d’Elrond, un roi elfe. Tout aussi méconnaissable, John Rhys-Davies, qu’on avait vu dans les Indiana Jones et diverses séries télé, prête paradoxalement sa carrure impressionnante… au nain Gimmli ! Enfin, n’oublions pas les compagnons Hobbits de Frodon, tout simplement inénarrables, et tout particulièrement Sam, joué par Sean Astin, gaffeur aussi sympathique que calamiteux, mais fidèle indéfectible de Frodon.
Côté féminin, Liv Tyler nous charme dans le rôle d’Arwen, fille d’Elrond, lumineuse princesse elfe prête à sacrifier son immortalité pour vivre avec le mortel dont elle est amoureuse (en l’occurrence Aragorn, mais on aimerait tous l’avoir comme professeur de langue elfique), et dont on espère, n’en déplaise aux fans purs et durs de Tolkien, voir le rôle heureusement augmenter dans les prochains volets. Cate Blanchett, se contentera, elle, d’une brève apparition, mais laquelle ! Elle est magnifique et troublante dans la peau de Galadriel, reine elfe prête à basculer, elle aussi, du mauvais côté (on l’avait découverte il y a quelques années en reine Elisabeth dans le film du même nom : la boucle royale serait-elle bouclée ?).
Si Jackson réussit un vrai tour d’équilibriste entre l’adaptation (à peu près) fidèle et le respect d’une écriture cinématographique, son principal mérite est de nous offrir trois heures de pur divertissement où l’on oublie un peu notre monde pour entrer dans celui de Tolkien ; principal défaut de l’ouvrage : ça va être très long d’attendre un an pour voir la suite !