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Et moi, et moi, et moi…


La sirène du Morbihan


 
Occasion d’une deuxième montée des marches pour Ludivine Sagnier au dernier Festival de Cannes, La petite Lili de Claude Miller, dont elle tient le rôle-titre entourée d’un casting prestigieux, se propose de transposer La Mouette de Tchekhov dans le milieu du cinéma. Un film intelligent, sans doute, mais qui donne l’impression de manquer cruellement d’émotion.

Le problème, pour le spectateur du dernier film de Claude Miller, est qu’il se retrouve face à une œuvre scindée en deux parties bien distinctes, nanties chacune de leurs qualités... et de leurs défauts propres.

La première partie se situe sur l’Ile aux Moines, en Bretagne. Mado, une actrice célèbre, y passe des vacances familiales. Parmi les invités se trouve Brice, son amant, réalisateur de ses derniers films, à la grande fureur de son fils Julien, qui n’apprécie ni la présence de l’intrus, ni ses films. Car Julien, jeune réalisateur, déteste les films de Brice, dont on comprend en substance qu’il les trouve commerciaux et dénués de toute ambition artistique, tout le contraire de son idéal à lui. Il montre au reste du clan le court-métrage qu’il a tourné avec Lili, une bimbo locale dont il est fou amoureux, et qui ambitionne de façon plus ou moins avouée de devenir actrice. Mais le comportement de Mado pendant la projection pousse Julien à tout arrêter et à partir en claquant la porte. Les jours qui suivent n’arrangent rien puisque Lili se rapproche ostensiblement de Brice...

Cinq ans plus tard, deuxième partie, la petite Lili est devenue une grande star ; elle apprend que Julien va tourner son premier long-métrage, qui raconte justement ce qui s’est passé ces jours-là, sur l’Ile aux Moines. Que penseraient les personnages de la première partie d’eux-mêmes dans la deuxième ? (J’espère que vous suivez.)

Pour Lili – " redevenue " Emilie –, pas de problème : le rêve de gloire s’est accompli, ses photos s’étalent sur les couvertures des magazines (cinéma et people), et elle, dans un appartement gigantesque et hideux. On peut supposer que sa très passagère petite crise dépressive n’est qu’une mise en scène destinée à convaincre Julien de l’engager pour jouer son propre rôle, et récupérer ainsi la maîtrise de sa propre image. – Ou peut-être la crise n’est-elle pas feinte mais au contraire révélatrice d’un mal-être réel, plus profond. Peut-être s’agit-il, sait-on jamais ?, d’un artifice de Miller pour jouer avec le spectateur et les réflexes : ah, les actrices, toutes des s… – Une constatation indéniable en tout cas : la psychologie de Lili nous est à jamais inconnue, et sans doute n’a-t-elle pas conscience elle-même du glissement (des glissements successifs ?) qui s’opèrent en elle.

Le cas de Julien est (encore) plus ambigu. La première partie nous le présente comme un jeune idéaliste révolté, et un peu tête à claque il faut bien l’avouer. Pour lui, un chef-d’œuvre se doit d’être maudit, et son auteur avec. La fin prématurée de la projection lui évite de plaire au public, ce qui lui serait sans doute insupportable : que Brice, réalisateur établi – et dont on ne connaîtra jamais rien de l’œuvre, hormis les commentaires virulents de Julien – puisse trouver des qualités dans son court-métrage lui apparaît comme la pire des insultes. Pourtant, dans la deuxième partie, il est lui-même devenu réalisateur et le ton de son œuvre a bien changé. Le Julien de la première partie considèrerait sans doute son alter ego de la seconde comme un pauvre type en train de se faire rattraper par le système. Symptomatiquement, le Julien de la seconde partie met en scène dans son film le suicide du Julien de la première partie, puisque son personnage se flingue pendant le repas familial.

Retour à la première partie. " Ici, tout sonne faux. " Cette constatation, on la doit à l’un des personnages, Marie-Jeanne. Si c’est dans les dialogues, on peut supposer que l’effet décrit est bel et bien voulu ainsi (mais que penser alors des râleries récurrentes du grand-père : " Qu’est-ce qu’on se fait chier ! " ?). Robinson Stevenin, alias Julien, est plus horripilant que jamais, et Nicole Garcia, alias Mado, se révèle pour le coup elle aussi particulièrement pénible ; dans la peau de la petite Lili, on a connu Ludivine Sagnier plus inspirée, plus inspirante en tout cas – le comble quand on joue le rôle d’une muse, fût-ce d’une muse de département. Cependant, Bernard Giraudeau, dit " le subtil ", en réalisateur établi – mais visiblement moins pourri par l’industrie du film que ne le laisse entendre Julien –, Jean-Pierre Marielle en bougon réjouissant et surtout Julie Depardieu en souffre-douleur muette et amoureuse tirent fort bien leur épingle du jeu en se tenant à l’écart de l’hystérie zulawskienne collective.

Vient la deuxième partie : tout ne sonne plus faux mais pour autant on a du mal à s’attacher. Et vient le couronnement du film : la séquence du tournage, un exercice obligé dans tout bon film traitant ouvertement du cinéma. Jeux de miroirs. Les personnages joués par Nicole Garcia et Bernard Giraudeau (dont nul n’ignore, au passage, qu’il sont aussi réalisateurs, ce qui rajoute encore du sel à la chose, à défaut de piment) reprennent les rôles qu’ils incarnaient déjà dans la première partie. Jean-Pierre Marielle rencontre, émerveillé, Michel Piccoli, sensé jouer son rôle. Mais on est loin de l’euphorie qui portait les personnages de La nuit américaine de Truffaut, qui faisait vaincre tous les obstacles et sortir l’amour du cinéma vainqueur des circonstances les plus tragiques. Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. Oh pardon, ça c’est du François Sagan (sans doute l’influence du ton très littéraire, et un peu laborieux, du film, normal puisqu’il s’agit d’une adaptation de Tchekhov.) Mais une sorte de mélancolie sourde s’est abattue sur tout et sur tous. Les êtres errent sans but au hasard du plateau, quant à la petite Lili, dont les premières images ne nous avaient rien caché de sa réalité charnelle, elle n’est plus qu’un fantôme dans un décor en toc.

Le film de Claude Miller est riche, assurément, et le pauvre critique amateur que je suis est loin de l’avoir étudié sous tous les angles (j’aurais pu, par exemple, m’attarder sur les relations de Julien et Mado, à haute teneur en freudisme). Mais quand on est réalisateur et qu’on fait un film sur le cinéma, on parle avant tout d’une passion, que l’on partage avec le spectateur, et il est dommage que celui-ci risque de s’identifier au personnage de Jean-Pierre Marielle, que le reste de la famille a laissé faire sa sieste, et qui se réveille soudain entouré de vaches.