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Heureux les pauvres


Présenté hors compétition au dernier Festival de Cannes, Cidade de Deus de Fernando Meirelles nous plonge dans l’univers et l’histoire d’un bidonville brésilien devenu champ de bataille pour les trafiquants de drogue. Un film coup de poing et indispensable.

" Dans la Cité de Dieu, si tu te barres, t’es cuit. Et si tu restes : t’es cuit aussi. " C’est ainsi, avec un humour noir, serré et résolument sans sucre, que commence la descente aux enfers. La Cité de Dieu, soit l’endroit le plus mal nommé du Brésil, ne fait pas franchement partie des cartes postales de Rio. Assoiffé de meurtres et de pouvoir, Petit Zé veut devenir le maître de cette favela. À onze ans, il fait ses premiers pas dans la pègre en suivant le Trio Tendresse, une bande de robins des bois qui va involontairement lui fournir l’occasion de se livrer à son premier bain de sang. Dans les années 70, il bâtit un empire en faisant de la Cité de Dieu une plaque tournante du commerce de la cocaïne. Mais il commet l’erreur de violer la petite amie et de massacrer la famille de Manu Tombeur, un paisible contrôleur de bus qui va s’allier avec son dernier concurrent encore en vie. La vengeance devient vendetta, la vendetta une véritable guerre. Témoin passif des événements, Fusée, lui, ne veut devenir ni policier ni truand : il sera photographe et, accessoirement, le seul rescapé de l’hécatombe.

En un peu plus de deux heures, voici un film qui décrit avec précision un univers d’autant plus " frappant " qu’il est tristement authentique. Lors de son premier passage dans la Cité, Fernando Meirelles, le réalisateur, a pu constater que Paulo Lins, l’auteur du livre adapté ici, n’avait pas exagéré : il s’est en effet fait braquer au bout de quelques mètres par… un gamin d’une dizaine d’années. Car telle est bien la terrible réalité de ces favelas, laissées à l’abandon par le reste du monde, et où la plupart des enfants " grandissent " en apprenant à se servir d’un gros calibre bien avant de savoir lire ou compter. Dans la Cité de Dieu, une vie ne vaut même pas le prix d’un joint et le trafic de drogue est un métier comme un autre (plutôt même plus rentable et plus " cool " que les autres), avec ses règles et ses plans de carrières.

Avec la bénédiction du parrain local, incarcéré, Meirelles a pu tourner son film au sein même de la Cité de Dieu, avec des acteurs amateurs recrutés parmi ses habitants – dont le très doué Alexandre Rodrigues, alias Fusée dans le film. Seul impératif : ne pas en faire un film d’action à l’américaine, genre blockbuster. Et là, il faut dire que la réalisation de Fernando Meirelles ne ressemble pas à grand-chose de connu, sinon à un improbable mélange du Scorsese des Affranchis, du Tarantino de Pulp fiction, du Lurhmann de Roméo + Juliette et du Soderbergh de Traffic (respectivement pour les techniques narratives, pour le ton, pour les mouvements de caméra, pour la photo et bien sûr le sujet). Le résultat est à la fois efficace et original, un peu lassant au bout d’un certain temps, mais en tout cas constamment surprenant.

La Cité de Dieu évite le moralisme facile en dénonçant une société qui ne laisse guère d’autre choix à ses personnages que de plonger dans la spirale infernale, de se retrouver de l’un ou de l’autre côté d’un flingue, voire des deux côtés à la fois. Le film évite aussi le misérabilisme : l’instinct de survie est aussi un instinct de vie. Dans la Cité, on s’amuse, on drague, on fait la fête comme partout ailleurs. Simplement, un coup de feu peut très vite gâcher l’ambiance de la soirée. Meirelles montre des scènes comiques, et d’autres qui pourraient l’être – ailleurs – dans une fiction. Comme celle où des dizaines de gamins sortent des armes pour chasser une poule évadée du marché à travers les ruelles. Seulement là, on se rend compte brusquement qu’il s’agit d’une réalité, pire : d’un quotidien. Et l’on découvrira plus loin que cette scène est en fait le prélude au carnage final. Oui, la vie continue ; mais l’on est jamais loin du tragique, comme en témoignent les destinées, dérisoires et sanglantes, de Tignasse, de Béné, et de tant d’autres anonymes. La Cité de Dieu est un grand film. Pas seulement parce qu’il est bien réalisé et bien interprété. Mais aussi parce qu’il nous envoie, quand on y réfléchit, un grand coup de poing dans l’estomac. Un coup de poing salutaire.