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Et moi, et moi, et moi…


Pendant la révolution


Le plus francophile des réalisateurs italiens revient à Paris. Sexualité, politique et cinéphilie : tout Bernardo Bertolucci dans un film qui boucle (temporairement on l’espère) la logique d’un parcours entamé il y a quarante ans maintenant avec Prima della Revoluzione, sur fond de barricades mystérieuses.

Printemps 1968. Matthew, un jeune Américain, étudie à Paris. Fréquentant assidûment la Cinémathèque, il y croise régulièrement Théo et Isabelle, un frère et une sœur avec qui il lie connaissance lors des manifestations qui suivent le limogeage d’Henri Langlois. Leurs parents ayant déserté le domicile pour partir à Trouville, laissant l’appartement vide et des chèques sur la cheminée, Théo et Isabelle invitent Matthew chez eux. Leur relation dépasse rapidement le stade des discussions sur les mérites respectifs de Keaton et Chaplin : tandis que dehors la rue gronde, le trouble trio s’enferme dans un sensuelle autarcie.

À la vision de The dreamers – rebaptisé pour la sortie française, et non sans une certaine ambiguïté, Innocents –, on peut difficilement ne pas penser à l’autre film de Bertolucci se déroulant dans notre capitale... à ceci près qu’il s’agit du film inverse. D’ailleurs, toute l’équipe de tournage avait paraît-il rebaptisé celui-ci « le premier tango à Paris ». À la sexualité mortifère dans laquelle s’enfonçait (sans mauvais jeu de mot sur le beurre... et pourtant j’ai eu envie... désolé) le couple Marlon Brando / Maria Schneider, s’oppose ici l’euphorisante découverte par nos trois jeunes héros du monde des désirs. Avec un jusqu’au-boutisme un peu trash et parfois dérangeant, mais toujours dans une optique qui justifie finalement son titre français (on pense à la Trilogie de la vie de Pasolini). Cependant, on peut tout aussi bien voir des rapports entre Innocents et un grand nombre de films de son réalisateur, non seulement Le dernier tango à Paris mais aussi 1900, Le dernier empereur, Little Budha, Un thé au Sahara (1)… pour en revenir finalement à son premier film Prima della Revoluzione (1962) dans lequel se mettait déjà en place le triptyque sexualité-politique-cinéphilie (c’est plus chic que “sexe, mensonge et vidéo”) qui allait sous-tendre et irriguer l’œuvre à venir – et dont on pourrait, pour parler d’Innocents, paraphraser la première phrase (qui donnait son titre au film), en édictant que « qui n’a pas connu la douceur de vivre pendant la révolution est condamné à vivre dans l’angoisse ».

Car la révolution gronde, dehors. À ce propos, reprocher à Bertolucci une vision prétendument simpliste de l’événement est absurde. L’admiration douteuse de Théo pour la révolution culturelle chinoise, des ordures qui s’accumulent, deux manifestations et une charge de CRS (sur une chanson de Piaf) plantent, par petites touches, un décor. Mai 68 est une toile de fond, pas le sujet du film. Pour subsister le trio doit rester en vase clos. Car les enfants terribles de Bertolucci (la référence à Cocteau est explicitement reconnue par le réalisateur), Théo et Isabelle – Louis Garrel et Eva Green, aussi talentueuse que magnifique, qui trouvent ici leurs premiers rôles à l’écran et sans doute les plus exigeants d’une carrière qu’on peut d’ores et déjà annoncer prometteuse –, forment un couple fusionnel. Si aucun acte à proprement incestueux n’a eu ni n’aura lieu, la scène qui se déroule dans la chambre d’Isabelle montre bien qu’ils forment un véritable couple. Toute relation extérieure est considérée comme quasiment adultérine. Matthew (Michael Pitt, qui a déjà tourné devant la caméra de Larry Clark) n’est accepté que parce qu’il intègre le clan. Mais lorsqu’il décide de sortir seul avec Isabelle, il déchaîne involontairement une crise. La menace d’un regard extérieur manque provoquer le drame, et si l’intrusion de la rue – via un pavé dans la fenêtre – fait échouer la tentative de suicide, la sortie finale amène une scission, peut-être définitive, du groupe : Matthew, pacifiste, reste en arrière, pendant qu’Isabelle suit son frère s’avançant vers les rangs de la police pour jeter son cocktail molotov. À l’image des parents (dont Robin Renucci dans une intéressante composition de poète autrefois engagé et à présent totalement largué), Matthew est condamné à n’être qu’une figure passagère, condamnée à disparaître faute d’avoir pu intégrer ni comprendre le duo.

C’était un temps, semble nous dire Bertolucci avec peut-être une pointe de nostalgie, où la libération sexuelle allait de pair avec le combat politique. « Une pétition est un poème », le sexe n’est pas loin d’être une pétition contre l’ordre établi (mais donc il est aussi un poème : faites le lien). La passion des personnages pour le cinéma donne au film sa troisième dimension. Des extraits d’À bout de souffle, La reine Christine, Freaks, Mouchette, etc. parsèment le film, des effets de montage permettant de leur faire intégrer la diégèse au même titre que le « réel », avec lequel il entretient des effets d’échos à double sens. Si l’art imite la vie, celle des personnages imite le cinéma. On tente de battre le record de vitesse de traversée du Louvre établi par les personnages de Bande à part de Godard et on se masturbe devant une photo de Garbo. Mais de même que les exemples convoqués, le film marque son spectateur. Vous pourriez bien ne plus jamais entendre Charles Trenet de la même façon. La forme s’inscrit ici dans la logique du fond, celle du pouvoir de fascination du septième art.
 
 
 

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1. Liste à laquelle il conviendrait d’ajouter Bertolucci, le voyageur italien, de Fernand Moszkowicz, documentaire réalisé dans les années 80, qui mêle interview in situ du réalisateur et extraits de 1900 et du Dernier tango d’une façon absolument similaire à celle employée dans Innocents, et dans lequel on entend Bertolucci énoncer un parallèle entre le cinéaste et le voyeur regardant par la serrure de la chambre de ses parents que l’on retrouve ici mot pour mot dans la bouche de Matthew.