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Le septième ciel


Un réalisateur allemand, une actrice australienne, un scénario cosigné par un réalisateur polonais qui nous a quitté il y a six ans, et l’Italie pour décor. Un mélange étonnant mais étonnamment profitable au vu du résultat, Heaven, film magnifique et bouleversant.

À Turin, un professeur d’anglais, Philippa Paccard, place une bombe dans le bureau de Ventice, un puissant homme d’affaires. Ce dernier, qui s’avère être en réalité un gros bonnet de la drogue, a en effet causé la mort de son mari et de plusieurs de ses élèves. Devant l’absence de réaction des autorités, Philippa a décidé de faire justice elle-même. Mais l’opération tourne au tragique : au lieu d’atteindre le trafiquant, la bombe tue une femme de ménage, un homme et ses deux petites filles. Alors que la police tente de lui faire avouer qu’elle œuvre pour un groupe terroriste, le jeune carabinier qui lui sert d’interprète, Filippo, tombe sous son charme et décide de l’aider à s’évader. Ensemble, Filippo et Philippa entament une fuite vers la campagne toscane…

Si le polonais Krzysztof Kieslowski, à qui l’on doit notamment Le Décalogue (1987-1988) ou encore la trilogie Bleu Blanc Rouge (1993-1994), a rejoint l’empyrée des cinéastes en 1996, il a eu le temps de laisser aux cinéphiles sublunaires un nouveau triptyque de scénarios, Paradis, Enfer et Purgatoire, coécrits avec Krzysztof Piesiewicz, et destinés à être portés à l’écran par de jeunes réalisateurs européens. Après le succès mondial de son Cours, Lola, cours, c’est l’allemand Tom Tykwer qui s’est attelé au premier volet, rebaptisé en anglais Heaven sans doute pour des raisons de coproduction internationale, en l’occurrence germano-américano-franco-britannique. Ajoutons que le film se déroule en Italie, avec des acteurs italiens, dont le jeune Giovanni Ribisi, qui interprète Filippo face à l’australienne Cate Blanchett (qui s’impose de plus en plus incontestablement comme l’une des comédiennes les plus douées de sa génération), ici magnifique et touchante dans le rôle de cette criminelle aux yeux tristes, anéantie par les conséquences inattendues de son acte. Heaven est donc une œuvre de mélanges, ou plus exactement de rencontres, dont la moindre n’est pas celle, posthume, des univers de deux cinéastes a priori aux antipodes l’un de l’autre.

Et le film lui-même est aussi une histoire de rencontre, celle de cette femme qui déclare avoir cessé de croire " au sens des choses, à la justice, à la vie ", et de ce policier qui décide d’enfreindre la discipline de fer des carabinieri, parce qu’il croit, lui, en l’innocence fondamentale de la première, sans doute aussi parce qu’il croit… en l’amour. Tout est donc affaire de croyance, et ce n’est pas un hasard (il suffit de se reporter au titre) si les connotations religieuses abondent dans le film, fût-ce pour y être détournées. Si la caméra se fixe un instant sur un confessionnal dans l’église de Montepulciano, ce n’est cependant pas à l’intérieur et à un prêtre que Philippa confie ses fautes et ses désespoirs, mais à côté, à Filippo. On efface tout et on recommence : dans sa quête de pureté et d’absolu, le scénario semble vouloir s’en prendre au péché originel et refait le chemin à l’envers. Ses anges ne chutent pas, ils s’envolent. À l’enfer de l’univers urbain et carcéral turinois, représentatif d’un monde qui a perdu ses repères – la police est en collusion avec la mafia, la meurtrière n’apparaît pas comme condamnable –, a succédé une campagne toscane aux allures de jardin d’Eden – un Eden dont l’arbre de la Connaissance du Bien et du Mal aurait été comme évacué : non seulement l’amour échappe aux logiques de la justice des hommes, mais il est aussi par-delà ce Bien et ce Mal (tant pis si le tandem Kieslowski/Tykwer use parfois de ficelles qui pourront sembler grosses à un observateur pointilleux, et gêneront les moralistes). Dans le splendide contre-jour d’un coucher de soleil, deux silhouettes se dénudent et se réunissent en un seul corps, debout sous un grand arbre. À la séquence suivante, le couple d’amants, moitié Adam et Eve, moitié Bonnie and Clyde, s’empare d’un hélicoptère de la police venue les pourchasser et se fond dans le ciel, ascension finale qui sonne aussi comme une réponse aux premiers plans du film, où Filippo, aux commandes cette fois d’un simulateur virtuel, se voyait interdire de monter trop haut…

Poétique, émouvant, aérien et éthéré à l’image d’une partition où les compositions d’Arvo Pärt (rien que ça) se mêlent à celles de Tykwer lui-même, rien n’arrête au contraire le film dans son itinéraire singulier vers des sommets de beauté. Tout juste lui aura-t-il fallu patienter quelques temps dans un placard, peut-être à cause de sa problématique de départ devenue… problématique, justement, après le 11 septembre. Mais ne nous arrêtons pas à cela. Mêlant avec un rare bonheur intrigue policière (la scène de l’évasion est particulièrement bien ficelée) et romance amoureuse (dépourvue de mièvrerie), le meilleur de l’univers fiévreux de Tom Tykwer et de la poésie très particulière de Kieslowski, Heaven est une réussite qui en appelle, on l’espère, au moins deux autres.