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Le charme discret de la murder party


Une étude de mœurs dans l’aristocratie anglaise des années 30 n’était pas précisément un sujet que l’on s’attendait à voir traiter par Robert Altman, le patriarche du cinéma indépendant américain. Assagi, le trublion de M.A.S.H. ? Point ! À 77 ans, il livre avec Gosford Park une satire brillante, féroce et grinçante, d’une société dans laquelle vient finalement se refléter la nôtre.

Angleterre, novembre 1932. Sous la pluie, les voitures se pressent vers l’aristocratique demeure des MacCordle. Sir William et lady Sylvia (lui vieil imbécile irascible, elle dont la principale activité consiste à s’ennuyer à mourir) reçoivent pour une partie de chasse au faisan. Mais l’affaire n’a que l’apparence d’une réunion entre amis. Sous le vernis, complots de famille, affaires d’argent, mépris mutuels percent. Dans d’autres parties de la maison, ce sont les domestiques qui s’activent. Eux-mêmes reproduisent soigneusement le système des castes qui règne à l’étage des maîtres. Qu’ont en commun tous ces gens ? Rien. À part peut-être leur mépris pour les Américains. Et justement, Ivor Novello, cousin de sir William devenu acteur à succès, a eu la mauvaise idée d’amener dans ses bagages un producteur hollywoodien ! Accompagné de son valet Henry – dont l’étrange comportement scandalise tant les maîtres que les autres domestiques –, Morris Weissman vient se documenter pour un film policier. L’histoire en est la suivante : un meurtre est commis dans un château anglais à l’occasion d’une réunion de chasse, et tout le monde est suspect. Bien évidemment, la fiction va être rejointe par la réalité.

L’enquête, néanmoins, arrive trop tard pour que l’on s’y intéresse vraiment. D’ailleurs, l’inspecteur Thompson, aussi débonnaire que gaffeur, n’élucidera probablement jamais l’affaire, et quant à Weissman qui pourrait profiter de l’occasion, il passe dès lors son temps au téléphone avec les studios californiens à inventer sa propre version de l’histoire… Le spectateur, lui, ne comprendra qu’à la fin les vraies motivations (et donc la véritable valeur scénaristique) de ce meurtre à la Agatha Christie. Mais ce n’est que du côté des domestiques que la vérité pouvait être dévoilée. Ils voient tout, entendent tout, savent tout de l’existence de leurs maîtres – y compris ce que ces derniers ignorent. Aussi c’est bien l’une d’elle, la jeune Mary, qui percera le mystère. À cet égard, on remarquera que le film s’ouvre et se clôt quasiment sur la voiture de sa maîtresse, la tante Constance, celle-ci siégeant comme il se doit à l’arrière dans un compartiment hermétiquement fermé : en remontant dans ce compartiment à la fin du film, le personnage renouvelle la séparation radicale des deux mondes (les maîtres et la domesticité) qui lui interdira – à elle comme à tous ses semblables – de comprendre ce qui s’est passé.

La prédilection de Robert Altman pour les films chorals, avec une multiplicité de personnages (une quarantaine dans le cas de Gosford Park), ne date pas d’hier et, de Nashville à Docteur T. et les femmes en passant bien sûr par Short Cuts, elle lui a jusque-là plutôt bien réussi. Ici la caméra ricoche d’un personnage à un autre et le suit à travers une autre partie de la maison à explorer, d’une manière qui rappelle immanquablement, surtout que l’intrigue y invite, La règle du jeu de Renoir. Mais ce sont les domestiques qui intéressent surtout Altman. Il est difficile de ne pas voir un parallèle entre le fait que l’on dénie leur identité à ces " gens de maison " – puisqu’ils sont appelés du nom de leur maître et que, comme le fait remarquer l’une d’elle, ils ne vivent plus qu’à travers eux – et le fait que l’enjeu du meurtre soit, finalement, une affaire d’identité (mais n’en disons pas plus). Si Altman se fait proche d’un James Ivory (pour l’anecdote, le château est le même que celui qui avait servi de décor au célèbre film de ce dernier Les vestiges du jour, où Anthony Hopkins jouait du plumeau), il ne cède pas à la fascination de celui-ci pour l’apparat aristocratique. Au contraire, on a parfois l’impression qu’il filme les années 30 comme Kubrick filmait le XVIIIe siècle, dans une succession de tableaux vivants, faussement nostalgiques, en équilibre entre, d’une part, les scènes comiques (comme la partie de chasse, ou celle où Henry se fait systématiquement martyriser par les domestiques) et les réparties brillantes (certaines font penser à un Evelyn Waugh première période) et, d’autre part, une indéniable froideur, une sorte de distance clinique.

Celle-ci est notamment compensée par la distribution brillante dont bénéficie le film. À tout seigneur tout honneur, c’est Kristin Scott-Thomas qui campe brillamment lady Sylvia. Son mari est interprété, non sans mérite, par Michael Gambon, tandis que l’inspecteur Thompson est incarné par Stephen Fry. Jeremy Northom est Ivor Novello ; Bob Balaban, Morris Weissman ; Charles Dance, lord Raymond Stockbridge. Pour en finir avec la catégorie des maîtres, saluons l’inaltérable Maggie Smith (la tante Constance), qui campe avec toujours autant de bonheur son personnage fétiche de veille snobinarde. Au niveau des domestiques, il est regrettable que certains acteurs de talent, comme Alan Bates, Richard E. Grant ou encore Derek Jacobi, soient cantonnés à des rôles relativement mineurs ; je suppose que c’est pour laisser une plus grande place aux femmes puisque, en dehors de Ryan Philippe dans la peau de l’horripilant Henry, on remarquera plutôt les prestations d’Helen Mirren en gouvernante et plus particulièrement d’Emily Watson dans le rôle d’Elsie, la première femme de chambre. Mais la palme revient à une jeune (re)découverte, la touchante Kelly MacDonald (on l’avait perdue de vue depuis Trainspotting de Danny Boyle en 95) : dans le rôle de Mary, elle est un peu le personnage principal du film, dont le regard innocent (du moins au début) sert de fil rouge à la découverte des dessous d’un monde trop brillant pour être honnête, comme Candide en son temps. On espère qu’il s’agit pour elle du nouveau départ d’une brillante carrière.