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La première tentation de New York


Si New York est au cœur de l’œuvre de Martin Scorsese, le projet de Gangs of New York, qui relate les origines de la ville, aussi sanglantes que méconnues, l’habite depuis trente ans. Enfin sur nos écrans, le film est une fresque lyrique, complexe et saisissante, incontestablement réussie.

New York, 1863. À quelques minutes des riches demeures de Brooklyn, le quartier de Five Points est le plus pauvre de tous. Tripots, bordels, coupe-gorge divers y abondent sous la stricte autorité de William Cutting, alias Bill le Boucher (Daniel Day-Lewis), sanguinaire chef des Natifs Américains qui rejettent les immigrants étrangers, venus s’échouer par quinzaine de milliers chaque semaine sur le rivage de la terre promise… pour n’y trouver que misère, exclusion, et enrôlement de force dans l’armée nordiste. En effet, pour tous ceux qui n’ont pas 300 dollars en poche pour échapper à la conscription, c’est le départ immédiat pour les champs de bataille de la guerre de Sécession où ils serviront de chair à canon. Parmi cette foule d’arrivants, Amsterdam Vallon (Leonardo Di Caprio) n’est pas tout à fait comme les autres. Enfant, il a assisté à la mort de son père (Liam Neeson), prêtre meneur d’un groupe d’immigrants irlandais, tué par Bill au cours d’une rixe meurtrière. Après seize ans passés dans une maison de redressement répondant au nom évocateur de Hellgate, Amsterdam n’a qu’une idée en tête : la vengeance. Il infiltre donc le gang des Natifs et parvient rapidement dans l’entourage direct de Bill. Une sorte de relation père/fils perverse ne tarde pas à s’établir entre eux, mais la rencontre d’Amsterdam avec une autre protégée de Bill, Jenny (Cameron Diaz), une charmante pickpocket, va faire basculer les choses. Tandis que Bill et Amsterdam se dirigent vers l’affrontement, la population pauvre de New York se soulève contre la conscription : de sanglantes émeutes vont bientôt embraser la ville.

Cet épisode de l’histoire américaine, pour absent qu’il soit des manuels d’histoire (on se demande bien pourquoi !), n’en est pas moins véridique, et important. C’est sans doute, en tout cas, ce qu’en pense Martin Scorsese. New York, on le sait, est au cœur de son œuvre : de ses premiers courts au récent À tombeau ouvert, en passant par Mean streets, Taxi driver, New York New York, Les affranchis, Le temps de l’innocence, etc., l’ex-immigrant de Little Italy n’a cessé d’arpenter, de filmer, de recréer " sa " ville. Avec Gangs of New York, il effectue enfin un retour aux origines dont le projet l’habite depuis près de trois décennies. L’implication de Di Caprio dans le projet convaincra finalement Miramax d’investir dans cette superproduction. Suivront un tournage titanesque – dans les studios italiens de Cinecitta, où ont été reconstitués avec précision plusieurs hectares du New York de la deuxième moitié du XIXe siècle –, et surtout plus d’un an d’une odyssée qui mériterait à elle seule un film, pour faire sortir Gangs of New York sur les écrans de l’après-11 septembre 2001. Il est vrai que le coup d’œil dans le rétroviseur nous offre un spectacle qui n’est guère reluisant. New York est déjà une jungle urbaine, et ne s’en cache pas. Corruption et violence y règnent à tous les étages. Les étrangers sont rejetés, humiliés, parqués dans des ghettos crasseux. Les différentes brigades de pompiers, rivales, préfèrent se battre entre elle pour savoir laquelle a le droit d’éteindre un incendie, plutôt que de s’attaquer à celui-ci – laissant le temps aux cambrioleurs de tout rafler dans les maisons promises à la destruction. Quant aux élections " démocratiques ", comme l’affirme Tweed (Jim Broadbent), le politicien : " En politique, ce n’est pas le nombre de bulletins qui compte, c’est le comptage des voix " (on a paraît-il beaucoup reparlé de cette phrase historique lors des dernières élections outre-Atlantique).

Certes, il y a fort à parier que ce n’est pas avec une vision aussi réaliste et violente des bases du pays de la liberté pour tous et de la tolérance que Scorsese, cinéaste majeur s’il en est dans la liste des réalisateurs américains encore vivants, gagnera enfin son premier oscar. Après tout, peut-être que " Marty " s’en moque. Avec Gangs of New York, il a bâti une fresque impressionnante, lyrique et âpre ; d’une précision dans la reconstitution historique époustouflante ; d’une réussite esthétique incontestable ; portée par ses interprètes, notamment la composition du duo Daniel Day-Lewis (simplement génial) / Leonardo Di Caprio (qui semble avoir, enfin, mûri) ; dotée d’une richesse thématique rare ; et au parfum de tragédie. À la fin, il y a ceux qui meurent, ceux qui les enterrent, et un pays qui continue à se construire, en oubliant ceux qui l’ont construit, comment et à quel prix. Sur les ruines des Cinq Quartiers, rasés et bannis de toutes les mémoires bien-pensantes, s’élevèrent bien des années plus tard les deux tours du World Trade Center ; mais ceci est une autre histoire. Ou peut-être pas, finalement…