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L’aventure avec un grand C


Si les bandes dessinées sont à la mode au cinéma, surtout outre-Atlantique, le projet d’adapter les aventures du mythique Corto Maltese ne date pas d’hier, puisqu’il a nécessité cinq ans de travail. Une gestation difficile qui correspond à une entreprise pas forcément évidente. Réussi et original, le film en déstabilisera certains mais valait bien l’aventure.

Hong Kong, février 1919. Corto Maltese, le marin au long cours, et son meilleur ennemi Raspoutine s’ennuient. Heureusement pour eux, l’agitation qui règne, en ces temps troublés, dans cette partie du monde – où s’affrontent les bolcheviks, les Russes blancs, les mandchous, les sociétés secrètes chinoises, entre autres –, va bientôt leur donner l’occasion de repartir à l’aventure. Les deux compères se voient en effet proposer une mission par les Lanternes Rouges : intercepter l’or de la Sainte Russie, volé au gouvernement contre-révolutionnaire par l’amiral Kolchak, et qui circule dans un train blindé à travers la région des trois frontières, aux confins de la Mandchourie, de la Mongolie et de la Sibérie. Accompagnés de Changaï-Li, une jeune révolutionnaire chinoise, Corto et Raspoutine croiseront sur leur route la belle duchesse Marina Semenova, un aviateur américain, un officier russe à la recherche de son âme, et surtout toute une armée de généraux de tous bords acharnés au triomphe de leurs intérêts propres.

Si ça a l’air un peu compliqué comme ça, c’est en fait encore pire. Pleine de références historiques, ethnographiques, ésotériques ou encore philosophiques, l’œuvre originale d’Hugo Pratt n’était peut-être pas la plus facile à adapter (Pratt y croyait pourtant, qui a initié le projet peu avant sa mort). Car si l’histoire reprend très fidèlement celle de l’album Corto Maltese en Sibérie, il y a a priori fort peu de place dans un film pour les longues digressions dont Pratt était un habitué.

Pascal Morelli, réalisateur de ce dessin animé, a donc choisi un rythme très particulier, qui, associé à la complexité des rebondissements de l’histoire, en désarçonnera certainement beaucoup (tant pis !). Entre deux coups d’éclat, il adopte une narration beaucoup plus lente, qui correspond bien à ce monde onirique – ou plutôt fabuleux au sens strict –, et à ces personnages qui, face à des exalté(e)s prêts à tout sacrifier, eux et les autres y compris, pour atteindre leur objectif, semblent hésiter, pour tromper leur mélancolie, entre sortir une cigarette ou une arme. Ce n’est quand même pas tous les jours qu’on peut voir des personnages s’entre-tuer en masse puis citer paisiblement Rimbaud ou Coleridge…

Autre problème posé par l’adaptation, le matériau proprement stylistique. L’œuvre de Pratt est soit en noir et blanc, soit en superbes aquarelles : dans un cas comme dans l’autre, il était impensable de la restituer telle qu’elle. D’autant que ses dessins sont tantôt très chargés, tantôt réduits à la plus extrême épure. Si dans le film les personnages, sans doute pour des questions d’animation, semblent parfois un peu trop hériter de la " ligne claire " d’un Hergé, les " décors " sont quant à eux souvent de toute beauté et demeurent l’un des grands intérêts du film.

Cette difficulté étant donc surmontée tant bien que mal, il n’en restait plus qu’une : les voix. Et là, Pascal Morelli a fait très fort. Le choix de Richard Berry pour Corto Maltese confère au personnage tout le charme et le détachement ironique nécessaires. Plus surprenant, Patrick Bouchitey est Raspoutine : si on a plus d’une fois l’impression que sa voix ne colle pas vraiment au personnage, il possède néanmoins ce côté toujours surprenant et imprévisible qui caractérise l’amoral gentilhomme de fortune. Pratt a toujours soigné ses personnages féminins : Barbara Schultz tient le " rôle " de Changaï-Li, et la voix chaude et légèrement voilée de Marie Trintignant fait merveille pour incarner la duchesse Semenova – ainsi que la grande prêtresse Bouche Dorée, dans le court prologue (rêvé ?) qui se déroule à Venise, dans l’onirique " Cour secrète des Arcanes ", lieu de souvenirs d’enfance de Pratt, qui donne son sous-titre au film (et son titre original italien à la l’album).

Si la complexité de l’intrigue et la violence de certaines scènes réservent le film à un public plutôt adulte, et si certains risquent de ne pas être séduits par son univers très particulier, Corto Maltese est un dessin animé captivant et singulière, qui peut au surplus constituer, pour ceux qui n’ont pas lu la B.D., une bonne introduction à l’œuvre originale.