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Nanas


Alors qu’on parle beaucoup d’un nouveau retour de " l’ordre moral ", Jean-Claude Brisseau revient avec Choses secrètes, conte libertin prétexte à une auscultation du corps social. Et de quelques autres.

Nathalie et Sandrine travaillent dans un bar glauque et miteux, l’une comme strip-teaseuse, l’autre comme barmaid. Pas pour longtemps d’ailleurs puisque les deux jeunes femmes, après avoir refusé de passer à la casserole, se font rapidement virer et jeter à la rue. Nathalie accueille alors Sandrine chez elle. La conversation s’engage, bientôt les confidences impudiques font place à une leçon d’érotisme en bonne et due forme, professée par la première à l’usage de la seconde. Première leçon : apprendre à jouir (vraiment). Deuxième leçon : apprendre à simuler (correctement). Le sexe étant une arme dont on devient vite esclave, nos héroïnes vont désormais faire en sorte que les esclaves ce soient les autres ; s’insérer dans une entreprise, user de leurs charmes – indéniables – pour harponner des bureaucrates en mal de fantasme, et les utiliser pour, enfin, grimper l’échelle sociale dont elles n’ont pour l’instant connu que barreaux les plus bas. Et puisqu’elles sont loin d’être seules dans le créneau, tout oser pour se dégager du lot. À ce jeu, proposé par Nathalie, c’est Sandrine, au départ innocente midinette, qui se débrouille le mieux. Jusqu’à ce qu’elle croise la route de Christophe, héritier de l’entreprise, et libertin " à l’ancienne ".

Et c’est là que le bât blesse : en plein milieu de cette auscultation de notre société moderne, le personnage de Christophe est totalement anachronique. On a l’impression d’avoir affaire à un Don Juan qui serait arrivé chez nous, en ayant pris le temps de lire Sade et Huysmans, mais pas Nietszche, car on voit mal qui, de nos jours, se soucierait autant que lui de s’opposer à Dieu. Si, si ! Christophe ne se contente pas de multiplier les conquêtes féminines puis de les pousser au suicide par le feu, il se prend aussi pour le nouveau Satan parce que, pour les noces (fantoches) qu’il organise avec Sandrine – comblant ainsi, quelques instants, les rêves d’enfant sage de la demoiselle –, il est " capable " d’organiser dans son château une orgie, mi messe noire mi partouze de film porno, au cours de laquelle la jeune épousée sera d’ailleurs jetée en pâture aux convives, pendant que lui se fera adorer comme un pharaon en compagnie de sa sœur, seule personne avec laquelle il entretienne une relation, perverse certes, mais " stable ". En résumé, ce Grand Révolté-là n’a pas grand-chose de fascinant, d’autant que son jeu ampoulé de manipulateur sadien et son énervante manie de la citation le font plus d’une fois flirter avec le ridicule.

Mais – avec le baroque outrancier de la mise en scène de l’orgie, et un final métaphysique dont le seul but semble être de marquer le lien avec un film précédent, De bruit et de fureur (1988) – cette erreur de parcours est la seule du nouveau film de Jean-Claude Brisseau. De cet auteur iconoclaste, le grand public connaît surtout Noce blanche (1989), pour lequel il avait transformé une Vanessa Paradis à l’image innocente en lolita psychologiquement fragile. Il y a deux ans, Les savates du Bon Dieu, film nettement plus réussi, s’était quant à lui soldé par un échec commercial sanglant, dont les conséquences économiques se font sentir dans Choses secrètes – qui est quand même son neuvième film, même si l’immense majorité en est totalement inconnue du public. Un cinéaste un peu maudit donc, et ce n’est pas la sortie quasi-confidentielle de cet opus (40 copies), nantie d’une interdiction aux moins de 16 ans, en plein retour de l’ordre moral et débat sur la pornographie, qui va l’aider à remonter la pente. Une raison de plus pour se pencher sur ce film qui du coup risque bien d’être un de ses derniers. D’autant qu’il est magnifiquement servi par une comédienne surprenante dans son premier rôle, Sabrina Seyvecou (Sandrine), à côté de laquelle Coralie Revel, déjà entrevue dans Les savates du Bon Dieu, fait plutôt pâle figure dans le rôle de Nathalie. Quant à Fabrice Deville, alias Christophe, la question demeure : aussi horripilant que soit le personnage, faut-il en blâmer son interprète ?

Car Brisseau n’est pas du tout un admirateur de Sade. Il lui emprunte simplement l’idée (pas neuve) que le sexe et l’argent sont des domaines susceptibles d’entretenir des liens assez serrés avec la question du pouvoir, de la domination. En ce sens, le personnage de Christophe sert surtout à poser la question qui est au cœur du film : si la transgression est perçue comme excitante, chaque limite franchie conduit nécessairement à une autre, et dans ce cas, jusqu’où aller ? Certes, il y a un monde entre se promener nue sous son manteau place de l’Opéra, et martyriser ses partenaires sexuels jusqu’à ce qu’ils s’aspergent d’essence. Mais à quelle moment franchit-on la barrière ? Si, jusqu’à la rencontre avec Christophe, Sandrine " réussit mieux " dans son parcours, c’est sans doute qu’elle agit de façon plus " innocente ". Non pas de façon inconsciente, certes. Mais elle répugne à blesser volontairement les autres. Ses actions semblent vécues comme des jeux, non comme des stratégies guerrières. Elle comprend l’amour – absolu, sans demande de contrepartie – que lui porte son amant Delacroix, ne s’arrêtant pas à y voir " une marque de faiblesse ". Nathalie, au contraire, qui semble n’avoir rien à envier à Mme de Merteuil, tient un discours nettement plus agressif de super-prédatrice/manipulatrice, mais la suite révélera qu’il ne sert qu’à cacher ses failles : elle s’est en effet laissée prendre à son propre piège. La simple volonté de puissance ne peut suffire à long terme. Pas plus que son credo, aussi minimaliste que répété avec insistance, " oser " (Elkabach, sort de ce corps !). La première fois que Sandrine simule l’orgasme devant Nathalie, la " mise en scène " est évidente et n’a rien d’érotique ; la deuxième fois, nettement plus convaincante, instille le doute (" Alors, j’ai vraiment joui ou pas ? " demande-t-elle ensuite), et l’érotisme naît de ce doute, comme il naissait déjà, dans les premières images, qui montraient la " danse ", en réalité sordide, de Nathalie, du questionnement induit par la mise en scène : est-on dans le domaine de l’intime ou du spectacle ? du réel ou de la rêverie ? Une chose est sûre en tout cas : le mâle occidental n’a pas fini de s’interroger – et de fantasmer – sur l’éternel féminin en général et sa sexualité en particulier. Et tant qu’il y aura des Jean-Claude Brisseau pour donner corps à cette interrogation, c’est plutôt une bonne nouvelle.