Un poisson nommé Edward

Après la déception causée par La planète des singes, c’est à la fois un plaisir et un soulagement de voir Tim Burton nous revenir au mieux de sa forme avec une histoire de famille onirique et touchante. Certains verront dans Big Fish son film le plus réussi et/ou le plus personnel. Une chose est sûre, c'est en tout cas son film le plus émouvant. Et un super spot de pub pour les jonquilles.

Il était une fois le plus gigantesque poisson jamais vu dans les lacs d’Alabama, qui avait pour autre particularité notable de ne se laisser prendre à aucun appât. Jusqu’à ce qu’Edward Bloom se décide à utiliser son propre anneau de fiançailles… Cette histoire fait partie du riche répertoire d’Edward, qui en régale constamment son entourage. Une inquiétante sorcière, un gentil géant, une inaccessible sirène, un patron de cirque loup-garou et des chanteuses siamoises sont quelques-uns des ingrédients des contes fabuleux qu’Edward racontait à son fils William pour expliquer ses absences au foyer du temps où il était vendeur itinérant. Mais le temps a passé, l’enfant a grandi, Edward a continué à raconter ses aventures, répétées jusqu’à saturation (et jusqu’au dîner de mariage de William), et le fils excédé a décidé de rompre les ponts. Trois ans plus tard cependant, il revient au chevet de son géniteur, condamné par un cancer. Pour William, c’est sa dernière chance de connaître son père et sa « vraie » vie.
 

Big Fish sépare la critique entre ceux qui y voit un film très « burtonien », voire carrément auto-référentiel (accusation déjà portée sur Sleepy Hollow), et ceux qui voient au contraire le film comme caractéristique d’un renouvellement formel et, quant à son fond, signe d’une « maturité », d’un passage à l’âge adulte de la part de son réalisateur (je tique néanmoins sur l’idée que les films précédents de Burton seraient « immatures »…).
Il est vrai qu’on retrouve des scènes appartenant typiquement à l’univers « gothico-burtonien », qui était jusque là (des premiers courts-métrages à Sleepy Hollow en passant par Beetlejuice, Edward…, les deux Batman) presque une marque de fabrique ; mais ces scènes se situent au début du film – comme si elles étaient désormais une étape à franchir pour passer à autre chose – et de fait elles ne sont qu’un passage vers un univers plus lumineux : la sociabilité d’Edward transforme la sorcière en amie, la forêt ensorcelée mène à un village idyllique (un peu trop, d’ailleurs), la révélation de la lycanthropie d’Amos permet à Ed de faire preuve de son bon cœur et d’obtenir ainsi les dernières informations qui lui permettront de retrouver la femme qu’il aime, etc. L’univers dans lequel se situe une bonne partie du film est moins gothique qu’onirique, moins effrayant qu’enchanteur (Big Fish est implicitement placé sous le signe du conte, comme l’était déjà explicitement Edward aux mains d’argent).
Il est également vrai que Big Fish est un film très personnel. Le fait que, peu avant le tournage, Burton ait été confronté, comme son héros, à la perte de son père et à l’imminence de sa propre paternité, n’y est sans doute pas étranger (1). Signe annonciateur, Big Fish vient compléter le triptyque des « Edwards » (Edward aux mains d’argent, Ed Wood) qui regroupe, par une étrange coïncidence, les films les plus personnels de Burton. D’autre part, l’histoire même de Big Fish aborde le sujet – crucial pour un cinéaste en général et pour Burton en particulier – des relations entre le « monde réel » et ce monde onirique déjà évoqué, ni totalement « vrai » ni totalement « faux ». Plus sujette à caution, et uniquement parce qu’il faut bien pinailler, est l’utilisation du floutage et de la surexposition dans les passages racontés par Edward qui tend à dissocier ces deux univers, emploi gênant car il relève (et révèle) un peu trop du « procédé », ce qui risque de faire basculer le film dans le mécanique. Or – et c’est justement pour ça que le détail susmentionné a au fond une importance minime – le film évolue loin de la froide application d’un procédé narratif, d’une simple astuce. Au contraire, c’est sans contexte le film le plus émouvant de Tim Burton. Alors oui, j’avoue, j’ai eu les larmes aux yeux pendant les dix dernières minutes du film, lorsque William devient lui-même conteur et entreprend de « raconter » à son père agonisant les dernières minutes de son existence en présence de tous les témoins de son passé fantastique. Il y aurait beaucoup à dire sur les dernières minutes du film, ce qu’elles disent du rapport du réel et du rêve, comment tout conte, toute histoire possède son fond de vérité, comment le rôle du conteur (du cinéaste ? du poète ? etc.) qui sait transcender les frontières du réel peut être capital. Mais plus tard l’analyse, c’est l’émotion qui domine, tout simplement.
Quant aux acteurs, leur jeu est si parfait qu’on en oublierait presque de le signaler. Burton a réuni un des plus beaux castings de sa carrière – qui en comporte quand même d’assez luxueux. Sans commentaire donc, bornons nous à signaler qu’ici Albert Finney incarne Edward âgé, Ewan McGregor Edward jeune, de même que le rôle de Sandra, épouse et grand amour, est partagée par Jessica Lange et Alison Lohman. Billy Crudup est le fils incrédule, Marion Cotillard sa femme qui tente de lui faire reprendre ses relations avec son père. Steve Buscemi compose quant à lui un savoureux second rôle de poète bucolique devenu braqueur de banques, puis requin de la finance. Tous sont des nouveaux venus dans l’univers de Burton, mais on retrouve également parmi les interprètes Helena Bonham Carter (Ari, le plus beau rôle de La planète des singes, et l’actuelle compagne du réalisateur), elle aussi dans un double-rôle, et Danny DeVito (Batman le défi et Mars attacks !) qui endosse la défroque d’un Mr Loyal d’un genre… particulier. Danny Elffman, comme toujours, signe la musique de ce nouvel enchantement signé Burton.

 

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(1) : Le projet d’adaptation du roman de Daniel Wallace n’était au départ pas destiné à Burton, mais à Steven Spielberg, lequel, détail troublant, s’est désisté au profit d’un autre projet : la vie de Frank Abnagale Jr. ; deux œuvres « de commande » donc, qui ont pourtant abouti, avec Catch me if you can et Big Fish, aux films les plus personnels à ce jour de leurs réalisateurs respectifs.