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Dans les brumes d’Avalon


Connu pour être le réalisateur du manga culte Ghost in the shell, le japonais Mamoru Oshii nous revient avec Avalon, un " vrai " film, qui traite justement des frontières entre réalité et réalité virtuelle, et qu’on peut trouver brumeux ou vertigineux, c’est selon.

Dans un futur aux allures de république populaire à l’abandon, une jeunesse sans espoir s’est trouvé un dérivatif à sa misère dans la fréquentation d’un autre monde : celui d’Avalon, un jeu de guerre et de stratégie virtuel. Bien que le jeu soit officiellement illégal, les centres où se connecter sont bondés. Les joueurs les plus doués peuvent même devenir professionnels et retirer de leurs exploits de quoi survivre quelques jours de plus. Ash fait partie du nombre. Mais le jeu n’est pas sans danger, et certains y perdent l’esprit, retenu dans l’autre univers. Ash entame alors une quête pour retrouver celui de Murphy, un ancien coéquipier réduit à l’état de légume. Elle accepte de s’allier avec un mystérieux personnage, qu’elle soupçonne d’être l’un des concepteurs du jeu, et qui pourrait l’aider à atteindre le niveau ultime et caché, la " super-classe A " ou " classe réelle "…

Mamoru Oshii, réalisateur japonais à qui l’on doit le dessin animé Ghost in the shell, nous revient cette fois avec un " vrai " film, présenté au festival de Cannes 2001. Sauf que les " vrais " acteurs y sont tout de même retouchés par informatique, et la " vraie " image, entièrement revue dans des teintes sépia surexposées dans les trois quarts du film – ce qui a dû faire s’arracher les cheveux au chef de la photographie, surtout quand on voit le magnifique travail fourni dans la dernière partie du film, celle, justement, qui se déroule dans la " classe réelle ", où l’on retrouve de " vraies " couleurs… peut-être trop belles pour être vraies. En se penchant sur le sujet des frontières très étroites qui séparent (ne séparent plus ?) réalité " conventionnelle " et " réalité " virtuelle, Oshii évite l’écueil de faire un nouveau Matrix – les frères Wachowski avaient d’ailleurs avoué leur dette envers Ghost in the shell. Ce qui intéresse ici Oshii, ce n’est pas l’action : pour être relativement nombreuses, les scènes de combat ne constituent aucunement le cœur du film ; l’aspect " jeu ", avec ces personnages qui se fragmentent en 2D lorsqu’ils sont touchés, y est trop marqué pour susciter pleinement l’intérêt envers l’issue finale. Ce qui intéresse Oshii, ce sont plus les conséquences " philosophiques " de ce brouillage de la ligne de démarcation. Et de pousser cette réflexion jusqu’à des cimes assez vertigineuses, qu’on est même susceptible de trouver finalement assez brumeuses – bien que le scénario soit quand même moins fouillis que celui de Ghost in the shell. Mais on peut aussi choisir d’essayer de se pencher plus avant dans le discours tenu par Oshii…

Le ghost, c’était l’esprit dans la machine. Oshii reprend le concept dans Avalon : il prend ici l’apparence d’une petite fille qui se manifeste à un certain moment du jeu et qu’il faut tuer pour accéder à la " classe réelle ". S’agit-il de tuer la machine, le programme, de nier son existence en tant qu’être intelligent, pour revenir à la réalité ? Lorsque Ash passe le miroir, elle se retrouve dans un monde qui pourrait être le nôtre. " Vraies " couleurs, vie quotidienne plus " normale " que la décrépitude et la misère de son univers précédent, plus d’équipement de déesse guerrière, et pas de touche reset pour tout annuler en cas de faux pas. Avalon n’y est pas un jeu vidéo mais une œuvre donnée en concert (il convient au passage de saluer le talent de Kenji Kawai, compositeur attitré d’Oshii, dont la musique fait ici une place aussi large que bien employée à des partitions symphoniques et chorales grandioses). Alors, est-ce la réalité ? Murphy, en tout cas, le prétend : ce monde est réel parce que ses habitants le décident tel. Je pense, donc il est. Epoustouflant renversement du théorème cartésien, mais voilà, lorsqu’il est abattu, Murphy disparaît comme n’importe quel joueur ; et le ghost, lui, réapparaît dans la salle de concert, rictus démoniaque en prime. Il est désormais vain de vouloir faire la part des choses entre la réalité et son " double ".

On peut s’interroger alors sur le rôle qu’Oshii – même s’il n’en est jamais explicitement question dans le film – accorde au cinéma : ne s’agit-il pas encore d’un autre monde, où il peut à son gré mélanger futur, présent, passé proche (les républiques populaires) et même réminiscences de la geste arthurienne ? Au-delà, ou en aval, de sa thématique principale, Avalon se présente comme un film profondément personnel de la part de son réalisateur. Oshii y a d’ailleurs mis ses souvenirs de jeune cinéphile devant les films d’Europe de l’Est (le film a été tourné en Pologne, avec des acteurs polonais – dont la formidable Malgorzata Foremniak dans le rôle de Ash –, et, bien entendu, en polonais), il y a mis aussi ses souvenirs de jeune chômeur dans un Japon économiquement triomphant (les longues errances d’Ash en tramway). Comme si notre mémoire était la seule assurance que nous ayons de la réalité de notre existence… Mais ceci est déjà un autre film.