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Et moi, et moi, et moi…



 

Kyrie



 
 
 
 
On aurait pu craindre un film polémique ou didactique, il n’en est rien. Dans Amen., Costa-Gavras traite magistralement, sans compromis ni caricature, d’un sujet épineux (le silence des autorités religieuses pendant la Shoah), et prouve encore une fois qu’il est un grand cinéaste.

Genève : à la Société des Nations, un homme se suicide pour attirer l’attention sur le sort réservé aux Juifs dans l’Allemagne de Hitler. Parallèlement, les nazis commencent à " euthanasier " les " éléments improductifs " (trisomiques, etc…). Les autorités religieuses protestantes et catholiques se mobilisent. Les nazis reculent, l’opération " Mort par compassion " prend fin. Officier dans la Waffen S.S. mais protestant convaincu, Kurt Gerstein pense que son travail se borne à combattre le typhus ; dans un camp d’extermination, il découvre quelle " vermine " il s’agit pour ses supérieurs d’éradiquer, et, horrifié, tente d’alerter les autorités politiques et religieuses. Tandis que Gerstein choisit de rester dans les armes pour être " l’espion de Dieu en enfer " et ralentir la Solution finale en la sabotant de l’intérieur, Riccardo Fontana, un jeune jésuite dont la famille est proche du pape Pie XII, se rend au Vatican pour demander à celui-ci de s’élever officiellement contre la barbarie nazie. Mais cette fois, Gerstein et Fontana se heurtent à un mur de silence.

Pourquoi ? Sympathie du Vatican, sinon pour Hitler, du moins pour son anticommunisme (et peut-être son antisémitisme) ? Peur de représailles envers les membres de l’Eglise catholique ? Costa-Gavras a l’intelligence de poser plus de questions qu’il n’impose de réponses. Pourquoi Gerstein a-t-il été le seul à reculer devant le spectacle des " douches " ? Pourquoi ce qu’il a vu le poursuit-il jusque dans son sommeil quand ses supérieurs, eux, font des cauchemars… parce qu’ils n’arrivent pas à exterminer assez vite les dizaines de milliers d’" unités " qui arrivent dans leurs camps ? Avec une pudeur louable, Costa-Gavras prend le parti de ne pas " montrer l’immontrable " (les douches en question), mais l’incessant va-et-vient, pendant toute la durée du film, des wagons bondés dans un sens, vides dans l’autre, et dans lesquels Riccardo finira par décider de monter à son tour, n’en a pas moins de force. Tout le monde savait, les rares qui n’étaient pas au courant préfèrent se voiler la face. Les couleurs faussement chaleureuses – marbres, dorures, boiseries – de la Société des Nations, de la nonciature de Berlin ou encore du Vatican, contrastent avec la grisaille sordide des camps d’extermination. D’un côté, l’endoctrinement est partout, y compris dans la famille de Gerstein (son fils, son père), et l’on ne parle que de rentabilité. Un pasteur s’informe auprès de Gerstein : il a entendu des " rumeurs horribles "… l’armée du Führer serait en train de perdre une bataille devant Stalingrad ! De l’autre côté, on ne parle que diplomatie, et tous les prétextes sont bons pour ne pas écouter les informations divulguées par Fontana : les chiffres ne sont pas crédibles, il n’y a pas de preuve, on ne peut pas croire un nazi, un traître à sa patrie, on ne peut encore moins le recevoir au Vatican, les Etats-Unis ne peuvent pas se permettre d’être déstabilisés par l’arrivée massive de réfugiés juifs… Costa-Gavras donne des raisons, dont on perçoit bien, pour la plupart, la pertinence, à ceci près que l’on aimerait qu’elles s’effacent devant l’intérêt pour l’humain. Confronté à cette autorité qui semble se vouloir plus politique que religieuse, Riccardo décidera, en quelque sorte, de retourner là où sa mission aurait dû normalement se dérouler, auprès de ceux qui souffrent, en affichant sur sa soutane une étoile jaune.

Si Fontana est un personnage inventé, synthèse de différents prêtres déboussolés par le silence de leur hiérarchie, Gerstein a lui réellement existé. Peut-on être à la fois S.S. et résistant ? Ce n’était pas apparemment pas l’avis des alliés auprès desquels il s’est constitué prisonnier : s’il a rédigé un rapport qui a grandement aidé à la reconnaissance de l’holocauste, on ne l’en a pas moins accusé de ne s’être pas éloigné d’une si grande horreur après l’avoir découverte… Retrouvé pendu dans sa cellule, il n’a été réhabilité que vingt ans plus tard. Dieu, lui, aura mis moins de temps à reconnaître les siens, du moins on l’espère. " Votre Dieu va se trouver face à un sacré casse-tête avec vous, Gerstein. " lui glisse un docteur nazi qui a semble-t-il compris depuis le début les intentions de son homologue, et paraît ne le laisser agir que par sadisme, pour le voir se débattre dans une situation nécessairement sans issue.

Ce docteur (on ignore son nom), qui se pose quant à lui beaucoup moins de problèmes de conscience et partira finalement couler des jours qu’on suppose paisibles en Argentine, est fort brillamment interprété par Ulrich Mühe, tandis que son compatriote Ulrich Tukur livre lui aussi une magnifique composition dans la peau de Kurt Gerstein, l’ambigu. Côté français, Matthieu Kassowitz interprète un Fontana un peu fade au début, mais qui ne tarde pas à prendre de l’ampleur. Mais le grand " vainqueur " du film, c’est bien sûr Costa-Gavras : 20 ans après Missing, 33 après Z, le réalisateur montre qu’il n’a pas fini ses combats.

Le titre peut se traduire par : ainsi soit-il. Ainsi ne soit-il plus jamais, a-t-on envie de répliquer. Ainsi est-il encore aujourd’hui, semble nous dire Costa-Gavras. Combien de dictatures les silences de la presse, des autorités, le nôtre, protègent-ils encore ?