Spartacus


 

79 avant Jésus Christ : un gladiateur se révolte contre la République romaine. Année 1959 de notre ère : Kirk Douglas, star et producteur du film qui raconte son histoire, invite Kubrick à le réaliser. Ce sera sa seule superproduction hollywoodienne, marquée par un tournage pour le moins chaotique.


 

LE RÉSUMÉ

Esclave dans une carrière de Libye, Spartacus est remarqué et arraché à sa condition par Batiatus, qui dirige la fameuse école de gladiateurs de Capoue. C’est là qu’il rencontre Varinia, une belle esclave de Bretagne : ils tombent amoureux. Lorsque la formation de Spartacus est presque terminée, un général romain, Marcus Crassus, visite l’école avec son protégé Glabrus. Il exige un combat avec mort d’homme et Spartacus est choisi pour affronter le guerrier éthiopien Draba. Celui-ci l’emporte mais refuse d’achever Spartacus, et se retourne au contraire contre Crassus qui le tue.

Peu après, Spartacus s’évade avec ses compagnons et prend la tête d’une armée d’esclaves. Il remporte une bataille contre une armée romaine conduite par Glabrus et entraîne ses troupes dans la montagne où le rejoignent Varinia et Antoninus, le serviteur de Crassus. Il décide de sortir d’Italie avec les autres esclaves et paie un pirate, Tigranes, pour lui fournir des vaisseaux. Pendant ce temps, à Rome, Crassus attend une occasion de prendre le pouvoir. Gracchus, le chef des plébéiens, et son allié Jules César s’opposent à lui. Arrivant avec son armée sur la côte, Spartacus découvre que Rome a payé les pirates qui ne lui donneront par les vaisseaux. Sans possibilité de repli, il est cerné par trois armées romaines conduites par Crassus.

Les esclaves sont mis en déroute, tués par milliers et les survivants, dont Antoninus et Spartacus, conduits à Rome pour être crucifiés. Crassus trouve Varinia avec son entant nouveau-né sur le champ de bataille et l’emmène chez lui. Il ne peut la séduire et, par dépit, ordonne à Spartacus et Antoninus de se livrer un combat à mort, le survivant devant être crucifié. Antoninus est vaincu, Spartacus agonise sur la croix tandis que Varinia, affranchie à la suite de l’intervention de Gracchus, lui montre son fils – un citoyen romain.

 

 

LE TOURNAGE

Kirk Douglas, qui interprète Spartacus, est également le producteur exécutif du film. Il a renvoyé dès la première semaine de tournage le réalisateur prévu, Anthony Mann (le futur réalisateur de la Chute de l’Empire romain), un vétéran qu’il juge trop peu malléable à son goût. C’est Kubrick qu’il appelle pour le remplacer. À trente-deux ans, ce dernier devient le plus jeune réalisateur de superproduction à Hollywood. Un projet de 12 millions de dollars. Une distribution comprenant, outre Kirk Douglas, Peter Ustinov, Charles Laughton, Sir Laurence Olivier et Tony Curtis (également à l’affiche de l’un des triomphes de cette année-là, Certains l’aiment chaud de Billy Wilder). Vingt-sept tonnes de toges, de tuniques et d’armures en aluminium, toutes fabriquées à Rome… sur mesure ! Sur la colline qui surplombe le studio, Edward Muhl, le président d’Universal Pictures qui a réussi à convaincre Douglas de tourner à Hollywood et non en Italie comme il l’avait prévu originellement, a fait écrire le titre du film en lettres de néon de cinq mètres de haut. Kirk Douglas a dû sans doute se dire que le jeune réalisateur serait effrayé par l’ampleur d’un tel projet et qu’ainsi il ne lui poserait pas de problèmes. Mais Douglas va devoir déchanter.

L’année précédente, Kubrick avait participé à un projet dans des circonstances similaires. Il avait en effet été appelé par la Paramount pour remplacer Sam Peckinpah à la réalisation d’un western, La vengeance aux deux visages (One Eyed Jack en v.o.), avec Marlon Brando, la plus grande star de l’époque. Mais les relations entre Kubrick et Brando – qui avaient tous les deux un ego que je laisse à chacun le soin de juger surdimensionné ou à la mesure de leur talent – vont s’avérer très, très problématiques. La tension monte dans toute l’équipe, y compris chez les producteurs : l’un d’eux essayera même de défenestrer Brando. Ce dernier parviendra finalement à évincer Kubrick du projet, et réalisera lui-même le film. On peut gager que le jeune cinéaste aura tiré deux choses de l’aventure : l’art de la manipulation sur un plateau et le désir de ne plus en faire les frais.

Kubrick va donc faire montre, sur le tournage de Spartacus, d’une volonté de fer et d’un entêtement à la mesure de celui de Kirk Douglas. Il commence par congédier le premier rôle féminin, supprime des pages du scénario original de Dalton Trumbo (ainsi la première demi-heure du rôle de Douglas se voit réduite à… deux répliques), et bataille pour imposer son idée de la réalisation. Kubrick ne veut pas que des plans larges : il souhaite aussi des gros plans, des mouvements de caméra, de longs panoramiques englobant un grand nombre de figurants et suivant l’acteur clé de la scène – et il y parvient malgré les récriminations de Douglas (" Non, Stanley, tu n’as pas besoin de ce genre de séquence !!! "). Kubrick ne veut tourner que deux séquences par jour, quand le studio en réclame trente-deux. Un compromis d’environ huit séquences sera finalement adopté. Pour Universal, qui a l’habitude d’utiliser des réalisateurs de deuxième ordre (c’est encore ainsi qu’est considéré Kubrick à l’époque par la profession) pour tourner à la chaîne des films assurés de ne pas dépasser le budget alloué, c’est une situation de crise. Douglas est presque prêt à changer une nouvelle fois de réalisateur ; mais Kubrick est, selon ses propres termes, un " emmerdeur bourré de talent ", alors… (Phrase moins connue mais non moins authentique, Douglas déclarera également : " Kubrick est un sale con, un sale con génial, mais un sale con quand même ! ".)

Le directeur de la photographie choisi par la production, c’est Russell Metty, un vétéran de cinquante-trois ans, qui a derrière lui vingt ans d’expérience à Hollywood. Il a notamment travaillé sur Le criminel et La soif du mal d’Orson Welles et L’impossible Monsieur Bébé d’Howard Hawks. Mais sa collaboration avec Kubrick va s’avérer particulièrement chaotique. Alors que Metty vient d’éclairer une scène, Kubrick regarde dans le viseur de la caméra et déclare : " Je ne vois pas le visage des acteurs. " Furieux, Metty donne un coup de pied dans un petit spot sous sa chaise. Le spot roule dans le champ. " Et maintenant, il y a assez de lumière? " grogne-t-il. " Maintenant, il y a trop de lumière ", répond Kubrick, imperturbable.

Le conflit de personnalité atteint son paroxysme quand Kubrick essaie de filmer les répercussions de la bataille finale, alors que le soleil se lève sur le flanc d’une colline jonchée de cadavres. Sa première tentative est basée sur le système de la numérotation des figurants, qu’il avait déjà employée dans les Sentiers de la gloire : Kubrick fait tenir à chacun des figurants une plaquette comportant un numéro, et règle la position de chacun (jusqu’aux mannequins tout au fond du plan) depuis une passerelle de planches sur des échafaudages, à douze mètres du sol. Pour les figurants, obligés d’attendre des heures sous le soleil de plomb de la vallée de San Fernando, on n’est pas loin d’une nouvelle révolte des esclaves. Mais l’expérience ne satisfait pas Kubrick, qui renvoie tout le monde chez soi et annonce qu’il tournera la scène en studio, où il peut maîtriser la lumière. Quinze jours plus tard, il demande au photographe, Billy Woodfield, d’apporter son Polaroïd sur le plus grand plateau d’Universal. L’endroit est bondé de figurants qui patientent cette fois sur une colline reconstituée. Woodfield témoignera :

Stanley me montra ce qu’il avait l’intention de faire. Le plan commençait sur une main ensanglantée, puis un travelling arrière vous faisait franchir un ruisseau rouge de sang, révélant d’autres morts et des cadavres de chevaux, et se terminait par un cyclorama qui n’en finissait pas. Il avait fallu recréer la perspective. On avait donc placé des nains à l’arrière-plan pour donner une impression de distance, ainsi que des mannequins et tout ce qu’on pouvait imaginer. Stanley avait conçu la séquence de telle sorte qu’à un moment donné la caméra passait par-dessus un rocher. À ce point précis, il pouvait donc couper, réorganiser la scène et reprendre de l’autre côté du rocher en un seul mouvement continu.
Stanley cria : "Lumière !" Il y avait des lampes à arc partout. Ils avaient récupéré toutes les lampes de Hollywood pour recréer ce coucher de soleil. Stanley me dit : "Qu’est-ce que tu en penses?
– De quoi?
– Ça ressemble à un coucher de soleil ?
– Ça ressemble à un coucher de soleil à la Russ Metty.
– Justement. Prends une photo."
On n’avait pas de Polaroïd couleur à l’époque, mais j’ai pris une photo noir et blanc. Il la regarde et me dit : "Ça ne va pas du tout." Et il annule la prise de vues. Apparemment, Metty était allé voir Ed Muhl pour lui dire qu’il démissionnait. Muhl lui a répondu : "Tu ne peux pas, tu es sous contrat.
– Alors, qu’on me laisse faire mon boulot."
Stanley lui dit : "Votre boulot, c’est de vous asseoir et de la fermer. Le directeur de la photo, ce sera moi."
Je n’assistais pas à la réunion mais c’est ce qui s’est dit en substance. Après ça, Metty n’a plus rien fait. Stanley donnait des directives à son équipe, l’équipe se tournait vers Metty qui opinait du chef. C’est Stanley qui a éclairé le film et c’est Metty qui a été récompensé par un Oscar !
 
 

ET LE FILM DANS TOUT ÇA ?

Au final, et même si l’on peut retrouver dans le film certaines de ses obsessions personnelles (à commencer par la question de la liberté), Spartacus est sans doute le film moins personnel de Kubrick, dans la mesure où il n’en est pas à l’origine et du fait des circonstances particulières de son tournage. L’expérience laissera un goût amer à Kubrick. Dans une interview accordée au magazine Eye en août 1968, il se souviendra en ces termes du film : " [c’est] le seul de mes films sur quoi je n’ai pas eu pleine autorité et j’ai le sentiment qu’il ne fut pas servi par cette circonstance. Tout vint en réalité du fait qu’il y avait des milliers de décisions à prendre ; or, quand vous ne les prenez pas vous-mêmes, quand vous n’êtes pas sur la même longueur d’ondes que ceux qui les prennent, cela peut devenir une expérience très pénible ; et ce fut le cas. Bien sûr, je dirigeai les acteurs, composai les images et montai le film de telle sorte que je pus m’efforcer de faire de mon mieux, dans les limites des faiblesses de l’histoire. "

Spartacus marque néanmoins une date dans l’histoire du péplum. Mais Kubrick, dépité par l’expérience (à laquelle il faut ajouter celle de La vengeance aux deux visages) quitte définitivement Hollywood et part s’installer en Angleterre…

 

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