Eyes wide shut

 

New York, à la veille de Noël 1999. Le couple formé par Bill et Alice Harford s’est installé dans un quotidien ronronnant. L’éclatement de la crise entraînera Bill dans une errance cauchemardesque à travers la nuit : tout à sa recherche des tentations de la chair, il ne se rend pas compte des dangers qu’il côtoie…


 
 

RÉSUMÉ

William (Bill) Harford est médecin dans la haute-société new-yorkaise. Le couple qu’il forme avec sa femme Alice s’est installé dans un quotidien ronronnant. À l’approche de Noël, ils se rendent ensemble à une fête donnée par Harold Ziegler, l’un des richissimes clients de Bill. Tandis qu’Alice se laisse aller à flirter avec un vieux beau à l’accent hongrois, Bill reçoit les propositions de deux top models avant d’être appelé à l’étage : une jeune femme, Mandy, gît nue, victime d’une overdose, dans le bureau de Ziegler. Bill lui sauve la vie.
 

Le lendemain, une réflexion de Bill sur le gentleman hongrois fait éclater la crise du couple. Alice lui avoue avoir fantasmé un adultère avec un marin danois, rencontré lors d’un voyage. Profondément déstabilisé, Bill profite qu’il est appelé au chevet d’une patiente pour quitter le domicile conjugal et entamer une errance à travers les rues, qui durera toute la nuit. Marion, une orpheline déboussolée, lui tombe dans les bras ; Domino, une aimable prostituée, lui fait de très tendres propositions ; mais il ne cède à aucune de ces tentations. Grâce à Nick Nightingale, un ami d’enfance devenu musicien, Bill s’invite ensuite dans une mystérieuse orgie où tous les participants sont déguisés.

L’une des filles l’enjoint à plusieurs reprises de quitter les lieux, mais Bill s’entête et est finalement démasqué. Alors qu’il ne sait pas comment se sortir de ce mauvais pas, la fille mystérieuse apparaît et propose de prendre sa place, malgré les (faibles) protestations de Bill, qui est aussitôt expulsé de la soirée.

De retour chez lui, Bill est à nouveau confronté aux fantasmes de sa femme, qui lui avoue avoir cette fois rêvé qu’elle participait à une partouze où lui était tourné en ridicule. Le lendemain, Bill reprend son errance, cette fois de jour, déterminé à comprendre ce qui s’est passé mais aussi à s’adonner aux tentations auxquels il a résisté pendant la nuit. Ces deux quêtes se révèlent vaines. Bill apprend la mort par overdose d’une ex-reine de beauté, en laquelle il reconnaît Mandy mais aussi la fille de l’orgie.

Se sentant menacé, Bill se rend chez Ziegler. Celui-ci lui apprend que tout ce qui s’est passé la veille, notamment l’apparition de Mandy " prenant sa place ", n’était qu’une mise en scène destiné à lui faire peur et à le faire vider les lieux. Bill retourne auprès de sa femme et, en pleurs, lui raconte tout. Plus tard, dans un magasin de jouet où ils sont venus acheter le cadeau de Noël de leur fille, Alice propose d’oublier toutes leurs aventures, " qu’elles aient été réelles ou rien qu’un rêve ", et de rentrer faire l’amour.


 
 
 
 

LE TOURNAGE

Le projet hante Kubrick depuis près de trente ans lorsqu’il entreprend de réaliser EWS.

Comme d’habitude, tout sera tourné à St Albans. Kubrick n’ayant plus mis les pieds à New York depuis quarante ans, il dépêche sur place des décorateurs chargés de mesurer le moindre trottoir de Greenwich Village au centimètre près – ce qui n’empêchera pas la critique new-yorkaise de débattre indéfiniment, le film sorti, pour savoir si la représentation de leur ville est réaliste ou pas !
 

Pour incarner Bill et Alice Harford, il cherche des acteurs en vue, à l’image glamour, et fixe son choix sur le couple vedette du moment dans l’industrie hollywoodienne : Tom Cruise et Nicole Kidman. Mariés depuis des années, ils offrent l’image d’un couple uni (ils divorceront pourtant peu de temps après), sachant jouer du star-system sans se laisser prendre à ses pièges. Si Tom Cruise est déjà la star que l’on connaît, Nicole Kidman n’est pas à ce moment reconnue comme une grande actrice. Même si elle a déjà tourné dans Prête à tout de Gus Van Sant et Portrait de femme de Jane Campion, deux films marquants de sa filmographie, elle est surtout abonnée aux séries B et aux pop-corn movies au souvenir éphémère.

Comme d’habitude toujours, le tournage se révèle aussi long que secret. Les acteurs sont liés au silence par contrat ; les scénarios leur ont été envoyé par fax à chacun, et chaque copie porte le nom de son destinataire, ce qui permettrait d’identifier immédiatement quiconque le communiquerait à la presse. Laquelle, à défaut, s’en donne à cœur joie dans la propagation de rumeurs délirantes. Ainsi, Tom et Nicole incarneraient un couple de psychanalystes se trompant mutuellement avec leurs patients (avouons que nous serions nombreux à postuler pour le rôle des patients). On dit le film d’un érotisme torride, plusieurs scènes relevant de la pure pornographie. À tel point que le couple aurait été obligé de consulter un sexologue…

Tous les interprètes ne supportent pas les prises à répétition de Kubrick, la longueur du tournage et la mise entre parenthèse de leur carrière qui en résultent. Certains quittent le plateau, telle Jennifer Jason-Leigh, qui incarnait Marion, et que Kubrick remplace par Marisa Richardson, ex-égérie bergmanienne, cependant nettement plus âgée (ce qui n’est pas sans conséquence sur la tonalité de la scène).

Harvey Keitel, choisi pour être l’interprète de Ziegler, s’en va lui aussi. Volonté personnelle ? Décision de Kubrick insatisfait ? La rumeur, encore elle, parle cette fois d’une éjaculation réelle dans les cheveux de Nicole Kidman, qui aurait exigé son renvoi. Preuve qu’une bonne action ne reste jamais impunie, c’est Sydney Pollack, qui avait donné à Kubrick l’idée et le numéro de fax du couple Cruise/Kidman, qui est appelé pour remplacer Keitel.
 
 

Extrait du Monde du 10 mars 1999 :

Le PREMIERE américain a consacré son numéro de février au cinéma de l’an 2000. Il y publie une supposée édition tronquée du quotidien spécialisé Variety datée... du 6 juillet 2020 et faisant état d’une possible sortie d’Eyes Wide Shut. Sous le titre « La succession Kubrick rouvre le dossier Shut » un journaliste du nom d’Oliver Jones écrit : « La succession Stanley Kubrick a annoncé hier qu’un codicille du testament récemment découvert du metteur en scène à Eyes Wide Shut de connaître une sortie sous une forme qui reste à déterminer ».

Kubrick, continue l'histoire, avait interloqué le microcosme cinématographique en 1999 en retirant à la dernière minute son thriller érotique, soutenant qu’il nécessitait quelques « légères retouches ». Cette initiative provoqua une bataille juridique entre la Warner et Kubrick, qui ne prit fin qu’à la mort mystérieuse du réalisateur en 2015 alors qu’il observait les oiseaux avec Terrence Malick. Un porte-parole de la succession a précisé, dans un style très kubrickien, les dernières volontés du réalisateur : « il estime que les salles de cinéma ne sont pas suffisamment équipé pour projeter son travail. Il n’autorise qu’une sortie de son film sur Microsoft Hypernet au rythme d’une image par jour. » Ce qui fait que le film ne sera vu qu’au bout de huit ans. Les dirigeants de la Warner ne se sont livrés à aucun commentaire, mais Tom Cruise, la star d’Eyes, qui en est au neuvième mois de tournage de 3001 : l’Odyssée de l’espace, a déclaré : « Je me sens encore tellement honoré par le temps, trop bref, que le maître a bien voulu m’accorder. La sortie du film, quelle que soit sa forme, sera la cerise sur le gâteau. »


 
 

L’ACCUEIL

Mais Kubrick n’aura pas attendu 2015 pour décéder. Le 7 mars 1999, le monde apprend la disparition du maître. Aussitôt tout le monde se réconcilie sur la tombe de ce géant du Septième Art, y compris ceux qui ont systématiquement dénigrés ces films. Et, comme l’écrit le critique américain Kent Jones :
 
 

" les journaux et les revues étaient pleines de touchants hommages à Kubrick, au point qu’on finissait par avoir l’impression que tous ceux qui avaient eu l’honneur de serrer la louche au grand homme se croyaient obligés de pondre un texte à sa mémoire. Il y eut tant et tant d’articles de ce genre (transmettant pour la plupart la même précieuse confidence : Kubrick, si maniaque et claustré qu’il fut, était aussi un être éminemment sociable, sympathique même, et un excellent père de famille), qu’on a même pu en lire une parodie dans la rubrique potins du New Yorker. " (extrait des Cahiers du cinéma n° 538).

Mais la sortie d’Eyes Wide Shut va briser ce trop facile consensus.

Au vrai, plusieurs malentendus vont marquer la sortie du film.

Il s’agit, déjà, de savoir si la version du film laissée par Kubrick – après trois ans de tournage – est bien celle qu’il avait en tête, où si la mort l’a empêché de retravailler son montage. La famille et les proches ont beau répéter que Kubrick était satisfait du film tel qu’il était tourné et monté, les journalistes et les critiques sont nombreux à prétendre le contraire. La situation est encore brouillée lorsque, pour éviter que le film ne soit classé X aux Etats-Unis, la succession prend le parti – apparemment en se conformant à l’avis du réalisateur – de cacher, par des artifices numériques, les actes sexuels de certains convives de l’orgie (à noter que cet artifice n’existe que sur la version distribuée aux USA, et pas sur celle distribuée en Europe ; ce qui expliquera la recherche par beaucoup d’Américains du DVD européen du film !…).

C’est justement là qu’intervient le second malentendu, le plus important. Les précédents films de Kubrick pouvaient chacun être tant bien que mal liés à un genre précis : film de guerre pour Full Metal Jacket, film d’horreur pour Shining, film en costume pour Barry Lindon, etc. Mais il est beaucoup plus difficile de mettre ce genre d’étiquette sur Eyes Wide Shut. Finalement, ce sont les termes de " thriller érotique " qui seront retenus par beaucoup de critiques. Deux termes inexacts : EWS n’a pas grand-chose d’un thriller, quant à son caractère érotique, il demande à être discuté. Mais le film n’est même pas encore dans les salles que ce dernier point fait déjà les gros titres et que chacun a son opinion. Le choix (de Kubrick lui-même), pour seule bande-annonce, de la fameuse scène d’amour du couple Cruise/Kidman devant le miroir, entrecoupée des seules pancartes : " Kubrick – Cruise – Kidman – Eyes Wide Shut ", ne fait rien pour arranger les choses. La scène d’orgie, tout particulièrement, s’attire des foudres de tous bords : d’une part, ceux qui reprochent à Kubrick d’avoir tourné un film carrément pornographique ; de l’autre, ceux que la froideur de ladite scène dérange, et pour qui cette froideur montre que les limites du cinéaste à provoquer des émotions. À ceux-là s’ajoutent enfin ce que l’aspect érotique du film (entretenu par ces rumeurs et ces avis pas forcément éclairés) attire vers les salles, et qui en ressortent déçus. Pour beaucoup, Kubrick, trop isolé, se serait coupé du monde moderne et aurait perdu le contact des réalités : que le personnage de Bill ne cède à aucune des tentations qui lui sont proposées semble le comble de la ringardise !

Bref, les critiques se partagent et s’entre-déchirent mais la plupart d’entre eux – à la notable exception, en France, des Cahiers du cinéma et de l’indéfectiblement kubrickien Positif – accueillent Eyes Wide Shut au lance-flammes. Le film est loin d’être un succès public et disparaît relativement vite des salles obscures.

Ce jugement demande à être révisé, surtout que Eyes Wide Shut est peut-être (c’est en tout cas mon avis) l’un des meilleurs films de Kubrick.
 
 
 
 

ANALYSE
 
 

- De Schnitzler à Kubrick

EWS est adapté, assez librement, d’une œuvre de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler, Traumnovelle (en français : Rien qu’un rêve, ou : La nouvelle rêvée), publiée en 1925. Schnitzler, résident de la Vienne du tournant des XIXe et XXe siècles (1862-1931), ami de, et influencé par, Sigmund Freud, dépeignait dans la plupart de ses nouvelles – comme La Ronde (porté à l’écran en 1950 par Marcel Ophuls, l’un des rares réalisateurs que Kubrick consente à se reconnaître comme référence), Mademoiselle Else, etc. – les âmes et les manières de la bonne société qui l’entourait, élégante certes, mais en proie à ses démons et à ses désespoirs. Kubrick et son co-scénariste Frédéric Raphaël ont choisi de situer leur adaptation au tournant d’un autre siècle, dans un autre " empire " flamboyant mais sur la pente du déclin et de la décadence. L’action se déroule donc à New York, à la veille du passage à l’an 2000. On peut cependant remarquer des références à l’époque et au lieu de l’œuvre originale :
 

* la célèbre Valse n° 2 de la seconde Jazz-suite de Chostakovitch, qui évoque les grandes valses viennoises à la Johann Strauss. Kubrick l’utilise en génériques d’ouverture et de fin.

* des tableaux dans le style de Gustav Klimt (1862-1918), parsèment le film ; au-delà de la référence à l’époque de Schnitzler, ces tableaux sont représentatifs d’un certain aspect de EWS par leur érotisme brillant et morbide. On remarquera particulièrement l’un d’eux, à couleur dominante rouge, occupant tout l’espace derrière Ziegler lors de sa première apparition dans son bureau. (ci-contre: Le Baiser, de Gustav Klimt. 1907. Österreichische Galerie, Vienne.)

D’autres éléments relèvent plus du clin d’œil ou de l’anecdotique :

* on pourrait ainsi parler de la présence quelque peu incongrue d’un gentleman à l’accent hongrois à la soirée donnée par Ziegler ;

* ou encore du fait que soit également d’origine hongroise le compositeur de musique contemporaine György Ligeti (1923- ), dont le Lux aeterna servait déjà dans 2001, et dont un autre morceau accompagne dans EWS les représentations fantasmées par Bill de l’adultère d’Alice.


 

- Les premières images

Les premières images sont à mon avis symptomatiques de la manière dont l’érotisme et la sexualité sont traités dans EWS.
 

Le premier plan nous dévoile brusquement la nudité d’un corps parfait, celui d’Alice / Nicole Kidman. Vision qui transforme immédiatement, face aux hanches et aux fesses de l’actrice, le spectateur en voyeur. Le réalisateur lui renvoie sans fioriture l’image glamour de son interprète, le procédé n’étant pas sans rappeler celui utilisé par Godard avec Bardot au début du Mépris. Vous avez eu ce que vous vous voulez, maintenant allons plus loin.

Car la scène ne dure que quelques secondes. Soudain, plan noir. Le générique continue, la frustration entre en scène. Les images suivantes nous montrent la même femme, mais cette fois se levant de ses toilettes et s’essuyant, scène intime à laquelle son mari assiste sans s’émouvoir : la scène dévoile l’indifférence dans laquelle a sombré la vie du couple, en même temps qu’elle brise l’érotisme qui se dégageait de l’image précédente.

Tout le film se déroule ainsi sur deux plans : le désir y est tour à tour provoqué et brisé. Ce découpage concerne tant le personnage de Bill [à Structure]que le spectateur.


 

- Un érotisme purement fantasmatique

À l’exception de la scène d’amour devant le miroir (sur laquelle je reviendrai plus loin [à Voyeurisme et narcissisme]), les scènes les plus érotiques du film sont des scènes où la sexualité n’a pas lieu – du moins pas dans la réalité.

Dans les deux scènes qui montrent la nudité de Nicole Kidman se déshabillant ou s’habillant, le personnage est seul. La scène d’amour avec le marin – " découpée " en quatre épisodes répartis sur le durée du film – n’a de " réalité " que dans les fantasmes qui hantent Bill, une fois " les yeux grand fermés " (eyes wide shut). Dans les deux cas, ces scènes sont furtives, extrêmement brèves – jamais plus d’une demi-douzaine de secondes.
 

L’une des scènes, à mon sens, les plus érotiques du film, et la plus belle, la rencontre entre Bill et Domino, la prostituée (Vinessa Shaw), se caractérise par une intimité qui peut étonner chez Kubrick et surtout par sa douceur (essayez d’imaginer la même scène traitée par Zulawski). Mais elle ne se conclue pas par un rapport sexuel. Face à face – après un judicieux plan de coupe –, les visages de Bill et Domino sont cadrés de telle manière qu’on ne peut voir s’ils sont encore habillés ou non. Ils échangent un long et tendre baiser. Mais la brutalité de la sonnerie du téléphone portable de Bill, recevant un appel d’Alice, brise cette douceur et cette intimité : le cadre s’élargit brusquement, révélant que les deux protagonistes sont encore habillés, et Bill, rappelé à l’existence de sa femme, quitte le lit puis les lieux.

Notons encore l’érotisme candide qui se dégage de la fille de Millitch (Leelee Sobieski) lorsqu’elle se cache derrière lui puis s’en éloigne, quasiment dévêtue, avec un sourire charmeur. Ce qu’elle lui murmure à l’oreille n’a rien à voir avec la bagatelle (même si seuls les adeptes de la v.o. sous-titré pourront voir qu’elle lui recommande un manteau), et il n’est sûrement pas question de sexe dans l’esprit de Bill qui vient de voir la façon dont Millitch (Rade Serbedzija) a traité les deux asiatiques, surpris s’apprêtant à batifoler avec la jeune fille. En revanche, lorsque Bill repasse le lendemain et qu’il comprend que Millitch lui propose une passe avec sa fille, la scène est sordide, elle n’a plus rien d’érotique.

De même, le corps de Mandy (Julienne Davis), dans la chambre de Ziegler, s’apparente à un cadavre : il n’est pas sensiblement différent du corps qui Bill découvrira deux jours plus tard dans l’un des tiroirs de la morgue. Tout comme les corps des patientes de Bill : n’en déplaise à la jalousie d’Alice, l’univers de la clinique – et l’éclairage cru – les présentent d’abord comme des corps malades, des sortes de cadavres en devenir ; leur nudité totale n’a rien d’excitant. Il en va également ainsi de la scène d’orgie : les corps nus, les actes sexuels (on ne peut même pas parler de " relation " sexuelle), montrés frontalement à la manière d’un film pornographique ne sont pas excitants, Kubrick filme toute la scène avec beaucoup de distance, une froideur clinique qui interdit le véritable érotisme.


 

- Structure

En fait, comme la plupart des films de Kubrick, EWS peut se découper en plusieurs tableaux. On y retrouve la structuration binaire qui, de façon explicite ou pas, caractérisait déjà Lolita, Orange mécanique, Barry Lindon et Full Metal Jacket.

Eyes Wide Shut se développe ainsi sur deux " versants " (la scène d’orgie servant de pivot), que l’on pourrait résumer ainsi : les tentations de la nuit et le retour à la réalité le jour.

Ainsi, la nuit est le moment de la scène intime et douce avec Domino ; le lendemain, Domino est introuvable et Bill apprend par sa " colocataire " qu’elle est séropositive. Pour pénétrer l’orgie, Bill passe au magasin de costumes de Millitch (le Rainbow, c’est-à-dire " l’arc-en-ciel ", allusion à la proposition des deux top models de la soirée de Ziegler qui disaient vouloir emmener Bill " au-delà de l’arc-en-ciel ") ; c’est aussi là que Bill se heurte le lendemain à la réalité, en découvrant que Millitch maqueraute sa fille mineure. L’arc-en-ciel se brise. Nick Nightingale apparaît puis disparaît, de même (mais de façon plus forte, puisqu’elle trouve la mort) que Mandy. Lorsque Bill veut reprendre contact avec Marion, il tombe sur son fiancé.

Tout ce qui s’est passé pendant la nuit est réfuté, y compris l’orgie, tout ce que Bill a vue n’ayant été, selon Ziegler, qu’une mise destinée à lui faire peur.
 
 
 
 
 

- Voyeurisme et narcissisme

Dans le film, la sexualité est donc rendue sans " intérêt ", froide (l’orgie sadienne), soit rejetée dans le domaine du fantasme (ceux, visualisés, de Bill, et ceux, racontés, d’Alice).

La seule exception est, encore une fois, la fameuse scène du miroir : mais les deux partenaires ne se regardent jamais ; quand ils ne ferment pas les yeux, c’est qu’ils tournent leurs regards vers le miroir, vers leur propre reflet : ce qui compte, c’est l’image et plus précisément l’image de soi.

Pour l’anecdote, l’univers kubrickien s’élabore, selon Norman Kagan, autour de cinq paramètres, que sont : le modèle, le labyrinthe, le cerveau, l’œil et la machine. Soit, si on analyse la scène du miroir à travers cette grille : l’œil au centre de la vie sexuelle, les corps agissants comme les machines, le cerveau sans doute occupé à fantasmer ailleurs ; l’errance dans le labyrinthe new-yorkais suivra la crise du couple que l’on peut déjà pressentir dans cette scène.

Le voyeurisme et le narcissisme deviennent les bases d’une relation où une sexualité " pure " est devenue impossible : celle-ci doit être accompagnés de fantasmes, mais ces fantasmes ne sont acceptés que dans la mesure où on peut les contrôler – c’est-à-dire, en fait, dans la mesure où ils donnent, directement (le fantasme) ou indirectement (le contrôle), une image valorisante de sa propre personne. Cette volonté de contrôle de l’homme sur ses peurs, ses désirs, etc., est bien entendu l’un des grands thèmes de l’œuvre de Kubrick.

La pulsion voyeuriste est également mise en scène lors de l’orgie, non seulement à travers le personnage de Bill, qui se balade de salle en salle, mais aussi des convives masculins. Si deux ou trois agissent effectivement (encore leurs " gestes " semblent-ils eux aussi purement mécaniques), la plupart d’entre eux se contentent d’observer – de " mater " serait peut-être plus juste – le spectacle des filles entre elles. La différence pour Bill avec la scène du miroir est que son voyeurisme ne peut cette fois s’accompagner de narcissisme. À la différence peut-être des convives, dont on peut imaginer que leur présence à cette soirée assoit leur sentiment de puissance tout à la fois financière, sociale, et sexuelle (cette dernière fut-elle non employée), Bill n’a pas sa place, ni socialement ni sexuellement, dans cette assemblée qu’il ne fait que traverser avec un sentiment mal refoulé de malaise.
 
 

- L’hôpital et ses fantasmes

Ce voyeurisme et ce narcissisme seraient sans doute assez bénins s’ils n’étaient que des facettes parmi d’autres de l’univers sexuel de Bill. Mais son problème est que son univers se borne strictement à ces deux aspects. Hormis eux, il n’y a rien, au début du film en tout cas. Que ce soit à force de tripoter dans son hôpital des cadavres en devenir, ou pour avoir laisser la monotonie des jours contaminer sa vie de couple, cette dernière se réduit à un exercice purement rituel ; c’est comme si, en bien ou en mal, plus aucun sentiment ne pouvait l’affecter vis-à-vis de sa femme (c’est Nicole Kidman, quand même, oh !), et justement, comme il l’avouera maladroitement, " parce qu’elle est sa femme " : il n’éprouve rien lorsqu’Alice urine et s’essuie à ses côtés ; il juge de sa robe sans même l’avoir regardée ; il n’éprouve pas non plus de jalousie ; la relation sexuelle elle-même, devant le miroir, a des allures d’acte répété maintes et maintes fois à l’identique (peut-être de façon hebdomadaire ou mensuelle), régulièrement, de façon elle aussi ritualisée.

Cette attitude ne se limite pas à son épouse. Lors de la soirée chez Ziegler, les deux filles qui aguichent Bill disent vouloir l’emmener " au-delà de l’arc-en-ciel " – where the rainbow ends, allusion au Magicien d’Oz évidente mais déjà ambivalente, l’évocation du monde de l’enfance s’y trouvant (délicieusement) pervertie puisqu’on peut supposer que ce n’est rien d’autre qu’une partie à trois que les deux top models proposent à Bill en ces termes (la boucle thématique de l’enfance sera bouclée en fin de film, le magasin de jouet représentant le retour à une normalité familiale rassurante... quoique. [voir Le mot de la fin]). Mais ce dernier ne semble s’en rendre compte qu’à ce moment (le spectateur lui a compris dès l’apparition des deux filles), et ne témoigne à cette révélation aucune réaction un tant soit peu violente, dans le sens du refus ou dans celui de l’intérêt.

Bref, l’encéphalogramme est plat : Bill vit quasiment en état de mort cérébrale.

C’est pour cela que la révélation qu’il n’en va pas de même pour son épouse le bouleverse tellement. Le contenu du fantasme d’Alice est aussi choquant pour lui que l’existence même de ce fantasme. Sonné, il semble face à elle comme aux premiers temps du féminisme et de la libération sexuelle : comment ? les femmes ont des fantasmes ? elles ne pensent pas qu’à leurs casseroles et à leur batterie de cuisine ? Non. Et la pensée qu’Alice ait pu être susceptible de tout plaquer, mari, enfant, famille et quotidien, pour un marin danois rencontré au hasard d’un voyage, ébranle Bill, jusque-là champion (au sens d’exemple mais aussi de défenseur) de la routine. Du jour au lendemain, sa femme lui apparaît comme un monstre. En témoigne la scène où Bill superpose les choquantes confidences de son épouse sur son sourire et son visage angéliques de mère-modèle, aidant sa fille à faire ses devoirs de math.

Bill s’en va donc à la recherche de quelque chose qui puisse lui aussi le faire fantasmer, histoire, en quelque sorte, de " rendre la monnaie de sa pièce " à la femme " infidèle ". Mais il évolue dans un monde formaté : toutes les rues de New York se ressemblent, les mêmes sapins de Noël illuminent chaque croisement, les cascades de guirlandes lumineuses se retrouvent aussi bien dans le salon sophistiqué de Ziegler que dans le miteux magasin de costumes de Millitch…

Seule l’orgie apporte une alternative à cette monotonie, mais elle est effrayante. La musique, le costume du " maître de cérémonie ", les premières minutes avant le commencement de l’orgie proprement dite tiennent de la messe noire et des Mystères antiques. Les habits et les masques des participants évoquent une variation funèbre sur le thème du carnaval de Venise, jusqu’au costume de médecin de la peste de celui qui entraîne finalement Mandy hors de la vue de Bill.

Lorsque, face à Marion, à Domino, à la fille de Millitch, Bill est retenu par – quoi ? disons – son éducation, ses convictions (professionnelles ? culturelles ? religieuses ?), il s’interdit l’acte sexuel. Libidineux – lors de l’orgie, avec la " remplaçante " de Domino –, c’est cette fois l’acte sexuel qui lui est interdit. Incapable de concevoir un retour à la normale avec sa femme, il va se raccrocher à une autre figure : Mandy.


 

- Mandy

Mandy apparaît dans trois scènes : lors de la soirée chez Ziegler, lors de l’orgie, à la morgue. Cette triple présence est mise en abîme lors de l’orgie où elle se double de trois apparitions, les deux premières fois pour conjurer Bill de fuir, la troisième pour prendre sa place. Cette récurrence du trinitaire n’est pas sans évoquer – d’autant qu’y invitent son ultime apparition à l’orgie, qui tient du deux ex machina, ainsi, à ce moment-là, que son costume, sa posture figée de statue et sa place surplombant la scène – une divinité de l’Antiquité, Hécate, " la trine " (car souvent représentée avec trois têtes ou trois corps), déesse de la nuit, des croisements (ce qui convient bien aux pérégrinations de Bill), et de la sorcellerie (domaine qui, replacé dans un contexte " moderne ", c’est-à-dire psychanalytique, renvoie à la féminité et au fantasme).
 

Non content de trouver en elle une déesse titulaire, Bill veut – à tort ou à raison – voir en cette reine de beauté sur le retour et héroïnomane, une figure rédemptrice, salvatrice, qui s’est sacrifiée pour lui. Cette fois c’est le Trinité chrétienne qui serait plutôt convoquée.

Mais Bill ne se rend pas compte que sa femme lui a sauvé la vie de façon beaucoup plus certaine, en lui téléphonant alors qu’il s’apprêtait à coucher avec Domino, séropositive. À plusieurs moments Alice peut d’ailleurs apparaître elle aussi comme dotée de certaines capacités, sinon surnaturelles, du moins troublantes : ainsi lorsqu’elle décrit son rêve de partouze à Bill (récit qui, le décor excepté, ressemble beaucoup à ce que Bill a effectivement vécu), ou lorsqu’elle attend son dernier retour avec le masque qu’il portait, sans que l’on sache où elle l’a trouvé, ou dans quelle mesure elle sait, ou devine, à quoi il a servi…


 

- Le mot de la fin
 

" Fuck. "

Le dernier mot prononcé dans le dernier mot de Stanley Kubrick aura été : " baiser ". Il y a sûrement là un côté ouvertement (quoique gentiment) provocateur de la part du maître.

Mais si l’on commence à chercher un peu plus en profondeur, ce mot de la fin recèle de véritables abîmes. Le sexe est-il conçu comme remède à tous les maux, ou comme planche de salut désespérée pour sauver ce qui peut encore l’être ? Kubrick se montre-t-il naïvement hédoniste, ou tout aussi désabusé qu’à son habitude – cette réplique finale en rappelant d’autres, notamment le " J’étais guéri. " d’Alex dans Orange mécanique ?

Quoi qu’il en soit, nous n’aurons jamais la réponse.

Aucun projet n’a accaparé les pensées de Kubrick aussi longtemps que l’adaptation de la Traumnovelle de Schnitzler, pas même son Napoléon jamais tourné. En choisissant un sujet aux dimensions intimes (quelques jours de la vie d’un couple plutôt que l’épopée de l’humanité au milieu de l’espace infini ou de la guerre), et une fin globalement positive (la réconciliation plutôt que l’anéantissement thermonucléaire de la planète), Kubrick nous a quitté avec un film à part dans sa filmographie, déjouant ainsi l’attente du " dernier film de Stanley Kubrick ", bien décidé à surprendre jusqu’à la fin.
 
 

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