Docteur Folamour

(Dr. Strangelove or how I learned
to stop worrying and love the bomb)


 

Rendu paranoïaque par une panne d’érection, un général américain envoie sur la Russie une escadrille de bombardiers nucléaires. Ses supérieurs tentent désespérément d’empêcher la troisième guerre mondiale et l’anéantissement de la planète. En pleine guerre froide, Kubrick fait à nouveau scandale avec cette vision farcesque et inquiétante des rapports USA / URSS.


 

Pourquoi les bombardiers américains ont-ils attaqué la Russie ? Quel fut le premier mot prononcé au téléphone rouge ? (" Allô ? ") Pourquoi les parachutistes américains ont-ils envahi leur propre base ? Pourquoi le Docteur Folamour veut-il dix femelles pour chaque mâle ? Comment le destin du monde repose-t-il sur un distributeur de Coca-Cola ? Pourquoi le général Jack D. Ripper est-il obsédé par les fluides ? Et qu’est-ce que la machine du jugement dernier ?

Extraits de la bande-annonce originale

RÉSUMÉ

Responsable d’une base de l’armée de l’air américaine, le général Jack Ripper (" Jack l’Eventreur ") est persuadé de l’existence d’un plan diabolique des Soviétiques pour capter les " fluides corporels " des mâles américains, via la fluorisation de l’eau de la planète. En réaction contre ce terrible complot – dont il s’est " rendu compte " après une impuissance passagère –, Ripper déclenche le " plan R " : en faisant croire à ses hommes que Washington a été détruite et le président tué, il envoie vers l’URSS ses bombardiers B-52, équipés de bombes atomiques. Enfermé avec Ripper dans son bureau, un officier de la R.A.F., Lionel Mandrake, fait semblant d’entrer dans son délire en espérant qu’il lui confiera le code à utiliser pour faire ramener les appareils à la base.
 

Pendant ce temps, le président Murkin Muffley, averti de la situation, réuni les hauts responsables de l’Etat dans la " Salle de guerre " du Pentagone (War room) pour tenter d’éviter l’éclatement d’une troisième guerre mondiale. Au vrai, une grande partie desdits responsables, menés par le général " Buck " Turgidson, s’avère être un ramassis de brutes anticommunistes primaires, loin d’être opposés à l’idée que l’URSS puisse être enfin rayée de la carte. Mais l’ambassadeur russe révèle l’existence d’une " machine de la fin du monde " (doom’s day machine), un système informatique qui déclencherait automatiquement l’envoi de missiles nucléaires sur les Etats-Unis en cas d’attaque sur un centre stratégique soviétique.

Après le suicide de Ripper, dont la base est assiégée, Mandrake arrive finalement à trouver le code, mais tous les avions ne peuvent être rappelés. L’un d’eux reste sourd aux contrordres de Washington. Comme le système de largage de la bombe se grippe, le pilote saute lui-même à califourchon sur sa bombe, déclenchant ainsi le conflit nucléaire.

Dans la " War room ", un personnage énigmatique propose une solution pour empêcher l’anéantissement de l’espèce humaine toute entière : le Dr. Folamour, un homme en fauteuil roulant et à l’accent allemand prononcé. Entre deux " tics " de son bras semi-paralysé rappelant furieusement le salut hitlérien, le bon docteur propose de constituer une sorte d’Arche de Noé dans un abri anti-atomique. Il achève de convaincre les réticents, Turgidson en tête, en soulignant qu’il faudra, " hélas ", pour assurer la survie et la reproduction de l’espèce, " sacrifier le sacro-saint principe de monogamie. ". Quant à sélectionner ceux qui seront sauvés, il suffira de se baser sur des données " scientifiques " telles que la jeunesse, la santé, la pureté de la race…

Tandis que Folamour sort miraculeusement de son fauteuil roulant en criant : " Heil, mein Führer, je marche !!! ", le reste du monde est emporté dans un feu d’artifice d’explosions nucléaires tandis que résonne une chanson de Vera Lynn, We’ll meet again.

 

 

LE TOURNAGE

Peter Sellers étant en instance de divorce, il ne peut quitter l’Angleterre et c’est donc là-bas que sera tourné le film. Il interprète, avec son habituel génie comique, pas moins de trois personnages : le président Muffley, le colonel Mandrake et le docteur Folamour. Il devait aussi interpréter le major Kong, commandant du B-52, mais comme il ne voulait pas emprunter l’accent texan du personnage, il prétexta une entorse à la cheville et le rôle fut dévolu à Slim Pickens. Sur le tournage, Peter Sellers se déchaîne et Kubrick est son meilleur public. Il filme chaque scène simultanément avec un grand nombre de caméras pour ne rien rater d’une éventuelle improvisation de son interprète. Ce triple-rôle vaudra à Sellers une nomination aux Oscars.

En ce qui concerne le reste du casting, lui aussi d’un très bon niveau, Turgidson est quant à lui interprété par George C. Scott et le général Ripper par Sterling Hayden.
 

 

 

L’ACCUEIL

Lorsque Docteur Folamour sort en 1963, le moins que l’on puisse dire est qu’il reçoit un accueil houleux. Nous sommes en effet en plein cœur de la guerre froide. Deux ans plus tôt, la tentative, connue sous le nom d’opération de la Baie des Cochons, de débarquement à Cuba d’exilés anticastristes appuyés par la CIA, s’est soldée par le lamentable échec que l’on sait. En 1962, les autorités américaines repèrent des rampes de lancement de missiles sur cette même île, à peine à quelques miles nautiques de la Floride. Kennedy impose le blocus de l’île et exige le retrait de ces rampes, mettant le monde au bord du conflit nucléaire. Après treize jours de négociations tendues, Kroutchev accepte de récupérer ses missiles, en échange de la promesse de Kennedy de ne plus chercher à envahir Cuba…

Dans un tel contexte, la tonalité satirique du film fait scandale. Si le point de vue de cette farce antimilitariste est neutre du point de vue politique, les représentants des deux blocs étant également ridicules, ses détracteurs s’attacheront bien entendu au groupe des " Occidentaux capitalistes ", taxant le film d’" œuvre cryptocommuniste ". Quant à John Wayne, il déclare à qui veut l’entendre qu’il n’ira jamais voir " ce machin rouge ".

Malgré cette virulente opposition, le film fait un énorme succès public. Il sera même nominé aux Oscars dans quatre catégories, dont celle du meilleur film.

 

 

ANALYSE

- L’Apocalypse burlesque

Docteur Folamour est adapté de Red alert, d’un certain Peter George. Mais Kubrick n’a finalement que peu à faire du matériau original – attitude qui deviendra l’une de ses marques de fabrique – et transforme ce livre très sérieux en farce burlesque.

Kubrick expliquera plus tard dans un entretien : " J’ai commencé à travailler sur le scénario avec l’intention de faire un film sérieux sur la question d’une éventuelle guerre nucléaire. En essayant d’imaginer la manière dont les choses arriveraient vraiment, des idées me venaient, que j’éliminais parce qu’elles étaient farfelues. Je ne cessais de me dire : tu ne peux pas faire ça ; les gens vont rire. Après environ un mois, j’ai commencé à me rendre compte que toutes les idées que je rejetais étaient les plus authentiques. Après tout qu’y avait-il de plus absurde que l’idée même de deux superpuissances désireuses d’éliminer la vie humaine à cause d’un accident, le tout relevé par des antagonismes politiques qui sembleront dans cent ans aussi insignifiants que les conflits théologiques médiévaux pour nous ? Il m’est donc apparu que mon approche était mauvaise. Le seul moyen de raconter l’histoire, c’était la comédie noire, ou plutôt une comédie cauchemardesque, où les éléments, les attitudes les plus comiques constituaient vraiment le cœur d’un paradoxe. Lequel est susceptible de déclencher une guerre nucléaire. " (entretien avec Joseph Gelmis).

Preuve s’il en fallait que bien lui en a pris, Red alert a été récemment à nouveau adapté, cette fois pour le petit écran. Le téléfilm, avec George Clooney dans le rôle du pilote de bombardier, prenait très au sérieux le scénario imaginé par Peter George, à peine retouché pour coller aux nouvelles réalités géopolitiques (l’URSS n’existant plus). Résultat : un produit très " hollywoodien ", dont certaines scènes débordaient tellement de bons sentiments qu’elles en sombraient dans le ridicule. Avec des dialogues sensiblement identiques, certaines d’entre elles, hilarantes dans Folamour, étaient traités sur le mode tragique et en devenaient presque aussi drôles… mais involontairement cette fois.

Si Kubrick ne gardera pas au montage la gigantesque bataille de tartes à la crème entre Russes et Américains qui aurait pu conclure le film, il ne se gène pas pour tourner en ridicule, avec un humour noir ravageur, la situation et surtout les responsables de cette situation, c’est-à-dire tous ses personnages. Ils portent la trace de ce ridicule jusque dans leurs noms et surnoms, qu’ils soient puérils (Mandrake, allusion transparente au célèbre magicien de comic books ; le major T.J. " King " Kong) ou obscènes (" Buck " Turgidson, le président Muffley), sans parler de Jack D. Ripper, " Jack l’Eventreur. " Leurs actes, au milieu de cette situation pré-apocalyptique, sont dérisoires et risibles. " L’humour dans Docteur Folamour (poursuit Kubrick dans le même entretien) vient principalement de la description des comportements quotidiens au milieu de situations cauchemardesques : le chef russe sur la ligne du téléphone rouge qui a oublié le numéro de son quartier général, et suggère au président de téléphoner à Omsk ; les scrupules d’un officier américain à laisser un officier britannique tirer sur une machine à coca-cola pour obtenir de la monnaie pour appeler le président, conditionné qu’il est à respecter la sainteté de la propriété privée. "

Car c’est bien connu, l’humour est un moyen privilégié pour dénoncer les travers d’une société. " Si l’emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas pour quelle raison il y en aura de privilégiés. […] Les plus beaux traits d’une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire ; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes, que la peinture de leurs défauts. C’est une grande atteinte aux vices, que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions, mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule. " Dixit Molière, qui s’y connaissait, dans sa préface de Tartuffe.

 

- Pacifisme et désenchantement

Mais puisque objet de dénonciation il y a, et que celui-ci peut très bien avoir pour conséquence à plus ou moins long terme la destruction de la planète, Docteur Folamour s’avère aussi être un film assez désenchanté sur la condition humaine. La force de Kubrick avec Docteur Folamour est qu’il parvient à maintenir à égal niveau le comique et la réflexion sans jamais faire oublier l’un pour l’autre.

Docteur Folamour repose pour une bonne part sur des événements historiques. On a vu plus haut ce qu’il en était de l’opération de la Baie des Cochons et de la crise des fusées, deux événements marquants de la guerre froide (encore que sans gravité comparés aux conflits périphériques, telle que la guerre du Vietnam, qui allait commencer quelques temps plus tard et durer plus de dix ans).  


Folamour (Peter Sellers)

Le docteur Folamour évoque quant à lui l’" opération presse-papiers ", par laquelle les autorités américaines " récupérèrent " d’anciens scientifiques nazis, dont le plus célèbre est Werner von Braun, concepteur des meurtriers missiles V-1 et V-2 pendant la Seconde Guerre Mondiale, puis responsable du développement de la fusée Saturn V, utilisée lors du programme Apollo qui emmena l’homme marcher sur la lune…

Enfin, la " doom’s day machine " des Soviétiques évoque bien notre moderne " équilibre de la terreur ", qui commençait à se mettre en place à l’époque. Evidemment, et ainsi qu’on le fait remarquer à l’ambassadeur russe, ce système n’a de sens que si on en révèle l’existence à tous pour dissuader les adversaires d’attaquer – ce qu’il était prévu de faire, à en croire l’ambassadeur, au prochain congrès du Parti… alors que la machine est déjà opérationnelle. De plus, la méthode ne laisse, par son caractère systématique, aucune place à l’erreur.

On le voit, la charge burlesque de Docteur Folamour est d’autant plus puissante qu’elle repose sur une volonté quasi-documentaire par certains aspects (qui peut par exemple se traduire à l’image par la reconstitution extrêmement précise de la cabine du B-52). Et le danger des comportements préhistoriques de l’homme, quitte à se vouer lui-même à l’autodestruction, n’en apparaît que plus proche.

- Psychanalyse d’une fin du monde

En 1930, Freud écrivait dans Malaise de la civilisation : " Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin les forces de la nature qu’avec leur aide, il est devenu facile de s’exterminer jusqu’au dernier. "

Outre le fait que cette phrase pourrait parfaitement servir d’exergue à Docteur Folamour, celui-ci apparaît comme le film de Kubrick où se lit le plus nettement l’influence de la psychanalyse. Des premières images, qui offrent la vision d’un ravitaillement en vol se transformant en copulation métallique, au major Kong, chevauchant sa bombe à la silhouette hautement phallique, Kubrick dissèque imperturbablement l’alliance du sexe, de la guerre et de la mort.
 

Cette alliance s’incarne en Ripper, qui dans sa névrose évite les rapports sexuels et désire tout à la fois exterminer les communistes. Dans l’une des dernières scènes du film, il ne cesse de mastiquer un cigare dont le caractère phallique est là aussi indéniable. La représentation du délire de Ripper et des manœuvres de Mandrake, tentant de le guérir en faisant semblant d’entrer dans son délire, décrit avec une grande précision ce que l’on peut trouver dans la réalité en milieu psychiatrique. Et le fait que la pulsion de destruction de Ripper, qui entraîne l’holocauste nucléaire, soit due au sentiment que sa virilité a été bafouée, montre bien la fragilité de nos comportements " civilisés ". N’importe qui est susceptible de " basculer ". Et placer un être capable de tels comportements à côté du bouton rouge commandant la destruction de toute vie apparaît comme tout aussi déraisonnable que de déléguer cette responsabilité à une machine à la logique systématique.


 
Aujourd’hui, des sous-marins se baladent partout sous l’océan. Quasiment indétectables, le moindre d’entre eux est armé de plusieurs missiles nucléaires, dont chacun a une puissance de destruction supérieure à 20 fois l’explosion d’Hiroshima. Et personne n’est réellement capable de savoir exactement combien de pays, voire de groupes terroristes, possèdent la bombe A ou la bombe H…